Vie et Mort du beau Frou

Il y a une chaîne compliquée (je schématise pour que je comprenne). Les cailloux d’abord – je dis les cailloux pour donner un exemple frappant (surtout lancé de loin) et commencer par le plus simple. Un caillou, c’est créé simplement : caillou dedans, caillou dehors. Après, il y a les objets (c’est-à-dire la forme évoluée des choses) qui ressemblent à ceci, cela, expriment ceci, cela – et les livres sont les objets les plus compliqués, les plus riches en signification – à la limite de cette catégorie. Ensuite – (je sens bien au plaisir que j’ai à écrire ça que je vous ennuie) – ensuite, il y a les bêtes, des protozoaires jusqu’aux chiens. Et tout à fait au bout, le dernier maillon, c’est les hommes.

– Non. C’est à toi de m’écouter. Je suis en train, Frou, d’inventer une chose terrible : le Livre-Cheval de Troie. Et c’est à toi de m’obéir… Je n’ai jamais écrit que pour me venger. Et j’ai besoin de toi. Tu entres dans le livre et nous le fermons soigneusement. Des gens viennent, qui l’achètent, le portent dans leur maison. Une fois en place, chez eux, tu attends la nuit, toi, et quand ils dorment, tu bondis hors des pages avec un couteau et tu les égorges. Tu veux ?
– Je veux bien, dit Frou en baissant les yeux.
Un silence.
Puis nous nous regardons.
Et longtemps après, nous volons en éclats de rire.

Mais Frou a aimé la Connaissance plus que tout au monde.
Longtemps il s’était cru errant et désabusé. Je me souviens des trains qu’il prit en marche et des avions qui ne l’attendirent pas. Il semblait vouloir, par la surprise, égarer dans les gares et les aéroports la part de lui-même qu’il n’aimait pas. Mais Frou suivit Frou partout. On a beau aller loin – on ne change jamais de place. Et quand on avance, c’est comme sur un escalier roulant : on garde la même marche sous les pieds.