Dans cette pièce on assiste au retour des spectres de la guerre civile espagnole (1936 à 1939). Rappelons que la victoire a été obtenue par les franquistes en grande partie grâce au soutien inconditionnel des armées de l'Italie fasciste et de l'Allemagne nazie ; les démocraties (France et Angleterre) elles se refusaient à toutes interventions pour ne pas risquer de froisser les fascismes.
¡ Ay Carmela ! N'est pas un exposé historique mais bien plus une évocation poétique de la Guerre d'Espagne. Même si le titre de la pièce est une référence explicite à celle-ci ; «
¡ Ay Carmela ! » est aussi le nom d'une chanson de combat célèbrissime dans le camp républicain, un peu comme la « Carmagnole » l'était pour les Sans-culottes.
En homme de théâtre Sinisterra utilise la scène comme l'espace propice au retour des fantômes d'un passé douloureux. La scène devient le lieu où se rejoue leur dernier drame. Un peu à la manière du Nô japonais ce texte est un long flashback. L'action s'ouvre alors que tout est fini. Seul un homme, Paulino, erre désoeuvré sur le plateau d'un théâtre déserté. L'attitude de Paulino, l'éclairage froid des lumières de service (de l'intérêt des didascalies) engendrent tristesse et résignation ; tout laisse supposer que cet homme n'a plus d'avenir : des souvenirs,... peut-être. Rompant la torpeur, l'âme de Carmela apparaît. Cette apparition redonne vie à Paulino. le dialogue entre l'homme et le fantôme de sa compagne réveille des relations faites de connivences, de sensualité, de jalousie et de désillusion. Ces deux-là formaient un couple banal parmi tant d'autres ; sans la moindre conscience politique rien ne les prédisposait à l'action héroïque. Paulino et Carmela deux comédiens sans envergure survivaient grâce à un spectacle de music-hall fait de numéros grossiers (un solo de pétomane, blagues salaces …). Durant leur pérégrination dans l'Espagne en guerre ils se retrouvent sur une ligne de front, plus précisément dans le village de Belchite (dans la région de Saragosse nord/est du pays). — Ce village est devenu l'emblème de la violence des combats de la guerre civile de 36/39 ; le village ne fut d'ailleurs jamais reconstruit : aujourd'hui encore les ruines témoignent de l'âpreté de la lutte. — Ils se trouvent là dans une situation délicate ; ils doivent se produire dans une même représentation pour les franquistes et leurs prisonniers, des républicains, qui seront fusillés le lendemain. Ce spectacle devait offrir un délassement pour les vainqueurs et un ultime réconfort pour les vaincus.
Sinisterra progressivement réussit à dissoudre le quatrième mur, transformant les spectateurs en protagonistes de l'action, et par là les ramenant en 1938. Les deux personnages interpellent la salle, qui pour réclamer son indulgence et qui pour exprimer sa compassion ou sa solidarité ; pendant que Paulino s'enfonce dans la basse flatterie, Carmela refuse l'indignité du jeu qu'on lui impose. Et enfin telle une icône révolutionnaire elle se drape nue dans le drapeau républicain et entonne la chanson qui porte son nom, que la partie républicaine de la salle reprend en choeur.
Cette pièce au moment de sa création aux débuts des années 1990 eut en Espagne un grand retentissement doublé d'un succès tout aussi grand. Il y avait certes à cela le contexte historique traité qui résonnait fortement dans l'esprit du public espagnol, mais la grande maîtrise formelle de la pièce a lui aussi contribué à ce succès mérité. Sinisterra est l'un des plus grands (si ce n'est, le plus grand) dramaturge contemporain qui manie en virtuose la relation entre scène et salle, allongeant et raccourcissant la distance entre les deux groupes. En bref, du grand, du beau, du magnifique théâtre à lire mais bien plus sûrement à voir.