En 1968, la Tchécoslovaquie est envahie par les forces du Pacte de Varsovie - c'est la fin du "socialisme à visage humain". En signe de protestation et pour réveiller les consciences gelées par l'effroi, le très jeune Jan Palach s'immole sur la place Venceslas en janvier 1969. Il n'est pas le seul, d'autres suivront, à Prague, mais aussi en Bulgarie, Hongrie, etc. des dizaines jusqu'en 1973 où le nombre de torches baisse enfin. À la place de la petite épicerie devant laquelle Jan Palach s'est écroulé, gravement brulé, il y a maintenant un McDo' - le monde de liberté dont il rêvait existe t-il ? a-t-il seulement existé ? La littérature sans fiction a du bon, et Sitruk tente, en filigrane, d'y répondre. Un très bon livre, paru durant les feux d'artifices des commémorations de mai'68, ce qui lui vaut d'avoir été magistralement ignoré… aux lecteurs maintenant de sortir des autoroutes littéraires pour prendre les sentiers ombragés de la littérature et de rendre ainsi justice à cette Vie brève de Jan Palach.
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Habituellement plutôt amateur de polars, je me suis laissé tenter par ce roman biographique sur les conseils d'un ami, sachant que j'étais intéressé par toute la période politique de la fin des années 60 (mai 68, mouvement des black Panther...). Sans atteindre le niveau du récent POWER, magnifique polar sur fond de racisme dans l'Amérique de Nixon, cette Vie brève de Jan Palach adopte un tout autre ton, une belle enquête sur un personnage que je ne connaissais que de nom. Un roman mi fiction mi biographie, superbement émouvant (on a parfois les larmes aux yeux), qui explore une période et surtout un personnage encore méconnu et oublié en France, héros tchèque dont on « fêtera » le cinquantenaire de la mort dans quelques mois. Une vraie révélation pour un beau livre à découvrir, et un auteur à suivre comme on dit.
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J'ai vu que l'on parle beaucoup de HHHH ou Limonov dans les commentaires précédents. J'avoue qu'avec tout le respect que je dois à Binet (je n'ai pas lu Limonov), je trouve cette « Vie brève » supérieure car bien plus émouvante. Si HHHH est sans doute plus précis et plus documenté, le livre de Sitruk est une vraie enquête dans laquelle il se livre lui-même entièrement, avec une grande émotion (tous les passages au sujet de son propre fils). Bref, un livre sensible, touchant, et qui en plus nous fait découvrir un personnage méconnu (en France !) de l'Histoire.
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Ce 17 janvier, alors qu’elle se trouve dans un tramway qui la mène à la cité universitaire où loge son fils, les yeux de sa mère Libuše Palach se posent par hasard sur un titre du Práce Daily, un quotidien que lit un homme assis sur la banquette en face d’elle, et c’est ainsi, de cette effroyable manière, qu’elle découvre la nouvelle que personne n’a jusqu’alors pu lui révéler. Ce jour-là, le feu ne ravage pas seulement le corps de Palach, il détruit aussi une famille entière qui va devoir, d’une manière ou d’une autre, vivre avec ça – en admettant que cela soit possible. Je crois que cette scène, dans la pourtant admirable série Sacrifice, est loin du compte, qu’elle ne parvient pas à retranscrire cette infime seconde où tout bascule. Il y a ce moment ultime où Libuše, que son fils Jiří n’est pas parvenu à joindre, va bien, respire, sourit, elle sait qu’elle part rejoindre son petit garçon, se balader avec lui dans les rues de Prague, lui offrir un "trdelník" à une terrasse de café, profiter du ciel aussi bleu que la veille, acheter un petit souvenir, une babiole, un foulard, n’importe quoi. Et l’instant d’après, le temps d’un battement de cœur, d’un clignement de paupière, du tic-tac d’une pendule, comme ça, sans sommation, c’est la chute, le néant, l’inconnu, plus rien de tout ça, c’est fini. Il n’y aura plus jamais de terrasse, plus jamais de balade, plus jamais de "trdelník", de foulard, de babiole, plus jamais de ciel bleu, plus jamais de petit garçon, tout a disparu.
« Peu à peu, le pays se met à ressembler à un redondant volcan soumis à une pression constante venue des profondeurs et alimentée surtout par la presse », écrit plus tard Zdeněk Mlynář, le secrétaire du comité central du PCT. Leonid Brejnev, agacé par ce Socialisme au visage humain, aurait même déclaré : « Parce que notre socialisme est inhumain, peut-être ?! », avant de conclure par le célèbre « Eto wasche djelo » (« Ce sont vos affaires »). Il est marrant, lui. En URSS, les intellectuels ont cette devise : « Ne pense pas. Si tu penses, ne dis rien. Si tu parles, n’écris rien. Si tu écris, ne signe rien. Et si tu signes, ne t’étonne plus de rien. » Alors ce visage humain, mon pauvre Leonid, celui de la démocratisation, il faudra vraiment que ton copain Castro nous dise ce qu’il met dans les cigares qu’il te rapporte de Cuba, si tu crois t’en approcher. La libéralisation politique. La fin de la censure. La liberté de la presse. La liberté de création. Le droit d’association. Un socialisme sans mensonge ni contrainte, Leonid. C’est un bouillonnement social qui frappe le pays. Un renouveau encore impensable un an plus tôt, une éclosion et un envol après une période de pesanteur. Kundera, Havel, le cinéaste Miloš Forman, l’écrivain Ludvík Vaculík, le compositeur Jiří Suchý, tous, exultent, filment, racontent. Avec la suppression de la censure au mois de mars, la politique envahit progressivement les rues, les cafés, les usines, les universités, on passe la majeure partie du temps à organiser des réunions politiques, à discuter de réformes. C’est, pour reprendre la formule d’Andreï Gratchev, porte-parole de Gorbatchev vingt ans plus tard, « Woodstock en territoire socialiste : les beatniks sur la place de l’hôtel de ville, le soleil, des délégations venues de tous les coins du monde, un bouillonnement de pensée permanent ». Ça s’engueule, ça bavarde, ça négocie des accords, ça conteste les arguments des autres, ça se traite de « sale bolchevik », mais tous, « ivres du printemps », ont la même confiance en l’avenir et chaque nouvelle victoire contre le régime les conforte dans l’idée qu’ils sont près d’atteindre leur but.
Pour le moment, il est 14 h 30, nous sommes le 16, et personne ne remarque cet étudiant qui ôte son blouson et le pose sur la balustrade près de la fontaine, ce jeune homme qui ouvre une bouteille d’éther, un anesthésiant puissant mais aussi hautement inflammable qu’il se verse sur le visage, puis qui asperge son corps avec l’essence contenue dans les deux récipients en plastique qu’il laisse ensuite tomber à ses pieds. Ça va très vite, quelques secondes tout au plus, pas suffisamment en tout cas pour que l’on comprenne ce qu’il s’apprête à faire et qu’on cherche à l’arrêter. Les gestes sont simples, organisés, déroulés selon un scénario préparé à l’avance et répété des centaines de fois dans l’esprit du jeune homme. Alors qu’un tramway approche au pas, qu’un employé de Fiat discute au téléphone depuis sa fenêtre, qu’une ambulance du ministère de l’Intérieur grille un feu rouge deux kilomètres plus loin, qu’une infirmière commence son service, que Dubček se bat contre une sale grippe, que sa mère prépare son petit sac pour le lendemain, qu’Helena pense à cette demande en mariage qui tombera bien un jour, elle le sait, Jan a promis – là, précisément, à cet instant, ce même Jan sort une allumette, contemple une dernière fois, pour se donner du courage, la place encore meurtrie par les combats de l’été précédent, lève les yeux vers la statue de saint Venceslas, adresse une prière à un dieu auquel il n’est pas certain de croire, ou, plus simplement, ne se donne pas le temps de réfléchir et l’allume sans la moindre hésitation.
Comme un éclair, la Torche numéro une, ce tableau de Rubens, cette vision cauchemardesque et sublime d’un corps qui se disloque, noyé dans des flammes immenses, vient de se mettre en route et d’illuminer le musée vers lequel tous les regards se tournent, horrifiés, fascinés, éblouis, et je ne peux m’empêcher de penser qu’aujourd’hui on filmerait ça d’un téléphone portable.
Jan Palach n'était pas un malade ni un suicidaire, il ne voulait pas mourir. Il voulait réveiller les gens.