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Critique de berni_29


Chers amis,
Je vous écris de l'Île Noire où je suis arrivé depuis peu pour quelques jours de vacances. Non, l'Île Noire n'est ni en Écosse ni en Bretagne, mais bien aux confins du Chili, au sud de Valparaiso, d'ailleurs ce n'est pas une île, mais une petite ville côtière qui fait face à l'Océan Pacifique. Il est possible que cette lettre mette quelques temps à vous parvenir. Ici le seul facteur, un certain Mario Jimenez, n'est pas l'homme le plus courageux du coin. Qui plus est, il s'initie depuis quelques jours à la poésie et en particulier à l'art de la métaphore auprès du maître incontesté des lieux, Pablo Neruda. Voilà une amitié bien improbable, ici d'ailleurs les gens du village s'en étonnent avec ironie, comment ont-ils fait ces deux-là pour s'apprivoiser ? C'est un peu le mariage de la carpe et du lapin. Tiens ! À propos de mariage, comme un bonheur n'arrive jamais seul, Mario Jimenez est tombé amoureux de la jeune et pulpeuse Beatriz Gonzalez, la fille de la redoutable Madame Rosa, vous savez la veuve Gonzalez qui, elle, pratique plutôt avec sévérité l'aphorisme... Pour ce qui est du mariage, on en est bien loin encore, le jeune facteur devra faire preuve d'Une ardente patience...
Ah ! Mes amis, tout ici n'est qu'éveil des sens, floraisons, voyage intemporel. Aucun malheur ne semble pouvoir atteindre le rivage de ce paradis tranquille et bon enfant. Ici les jours sont gorgés de soleils et de désirs, comme les seins éloquents de la jeune Beatriz Gonzalez, engoncés dans une blouse de deux tailles plus petites que ne l'exigerait sa générosité affichée... Ça, ce n'est ni une métaphore, ni une vue de l'esprit !
Ici chaque effleurement, chaque mouvement du paysage est charnel, c'est un véritable hymne au plaisir... le bourdonnement des abeilles lubriques, le calice des marguerites marines en plein émoi, le cri d'un orgasme dans la nuit sidérale, tandis que le chant des baleines au loin ramène un peu de sérénité au paysage brûlant...
L'Île Noire a beau ne pas être une île, on se sent ici comme coupé du reste du monde...
Le rire joyeux des enfants des pêcheurs, le sel de la mer sur les paupières, les caprices du vent, même les pélicans ont des allures un peu anarchistes... Il souffle ici un vent de liberté comme sur le reste du Chili depuis que Salvador Allende a montré qu'un autre monde était possible...
À quoi tient ce bonheur ? Serait-ce la magie des mots ? La manière d'un poète ici de les faire chanter, d'avoir su transformer ce jeune facteur maladroit et naïf pour que celui-ci sache accueillir sur lui le regard d'une jeune femme aimée ?
Le vin parfois coule à flot, lorsque nous avons su ce jour-là que notre cher barde voisin venait de recevoir le prix Nobel de littérature...
Nous étions émus et un peu ivres, lorsque nous l'avions vu dans l'unique poste de télévision du village, au restaurant tenu d'une main de fer par Madame Rosa, vous savez la veuve Gonzalez... Nous étions émus lorsqu'il prononça ses mots :
« En conclusion, je veux dire aux hommes de bonne volonté, aux travailleurs, aux poètes, que l'avenir tout entier a été exprimé dans cette phrase de Rimbaud ; ce ne sera qu'avec une ardente patience que nous conquerrons la ville splendide qui donnera lumière, justice et dignité à tous les hommes.
« Et ainsi la poésie n'aura pas chanté en vain. »
Tout semble calme, pourtant ce soir en regardant l'astre solaire fondre dans le Pacifique, en observant au loin les feux de Valparaiso, j'ai comme un mauvais pressentiment... Il y a toujours une fausse note qui vient brusquement gripper la partition du bonheur, abîmer le paysage, comme si aimer et être libre étaient insupportables pour d'autres... Des oiseaux de malheur planent dans le ciel éthéré...
Plus tard, lorsque le pays sera à feu et à sang, je sais qu'il faudra Une ardente patience pour faire revenir la confiance, poser un peu de baume sur les cicatrices, bercer dans des bras encore trop fragiles les veuves inconsolables, les mères éplorées. Il faudra d'autres poètes pour réinventer les mots, la lumière, l'espoir, la liberté, des îles là-bas et encore et ailleurs, et toujours...
Post-scriptum : merci à toi Marie de m'avoir offert l'envie et la possibilité de lire ce court roman solaire et fulgurant d'Antonio Skármeta, auteur dont je fais la connaissance par la même occasion. Ce fut un moment de poésie pure, entre la joie simple et généreuse et la douleur d'un peuple martyrisé, j'ai ri et été ému... ce fut une rencontre inoubliable !

« Que no es guitarra de ricos
ni cosa que se parezca
mi canto es de los andamios
para alcanzar las estrellas,
que el canto tiene sentido
cuando palpita en las venas
del que morirá cantando
las verdades verdaderas,
no las lisonjas fugaces
ni las famas extranjeras
sino el canto de una lonja
hasta el fondo de la tierra. »

Víctor Jara
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