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Le Pays des autres tome 1 sur 2
EAN : 9782072887994
368 pages
Gallimard (05/03/2020)
3.88/5   3978 notes
Résumé :
En 1944, Mathilde, une jeune Alsacienne, s’éprend d’Amine Belhaj, un Marocain combattant dans l’armée française.
Après la Libération, le couple s’installe au Maroc à Meknès, ville de garnison et de colons. Tandis qu’Amine tente de mettre en valeur un domaine constitué de terres rocailleuses et ingrates, Mathilde se sent vite étouffée par le climat rigoriste du Maroc. Seule et isolée à la ferme avec ses deux enfants, elle souffre de la méfiance qu’elle inspir... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (472) Voir plus Ajouter une critique
3,88

sur 3978 notes
Avec ce troisième roman, Leïla Slimani sort de sa zone de confort. Elle ouvre ses horizons bien au-delà de la bourgeoisie parisienne, bien au-delà du drame contemporain en lieu clos pour proposer une saga familiale sous forme de trilogie. Ce premier tome s'inspire de l'histoire de ses grands-parents et couvre les années 1946-1956.

Dès les premières pages, son talent de narratrice m'a embarquée, glissant d'un personnage à un autre avec une fluidité remarquable, alternant les points de vue dans une intensité croissante. Et tous les personnages sont absolument superbes car d'une richesse psychologique rare. Ils sont tous terriblement vivants dans leurs contradictions, leurs aspirations, leurs emballements, leurs errements, toujours observés avec bienveillance par Leïla Slimani.

Et tous vivent dans le pays des autres. A commencer par Mathilde, jeune alsacienne qui débarque à Rabat après avoir épousé un spahi marocain venu libérer la France durant la Deuxième guerre mondiale, emplie d'un appétit de vivre assoiffé, rêvant d'aventures à la Karen Blixen. Mais c'est l'opprobre des colons qu'elle rencontre, c'est la solitude, c'est une ferme miséreuse dans laquelle elle vit et c'est un mari qui s'assombrit et s'épuise qu'elle découvre dans une vie plate et morne. Mathilde est la petite soeur d'Emma Bovary. Durant tout le roman, son enjeu sera de trouver la voix de l'émancipation dans ce pays des autres sans heurter la culture de son mari, et pour cela, elle doit perdre son identité facle de Française pour s'en construire une autre, plus personnelle.

Un si beau personnage, c'est déjà un cadeau mais là, tous les autres sont tout aussi passionnants. Amine, son mari, le Charbovary du bled : lui le soldat qui a a touché en France le sentiment fugace d'être quelqu'un et qui une fois au Maroc, redevient un indigène ; il assume mal d'avoir une femme blanche qui ne le comprend pas, il en devient amer et autoritaire, et en même temps il a des valeurs chevillées au corps, le travail, l'honneur, la famille. Selma, sa petite soeur de seize ans, débordant de sensualité et obligée de l'étouffer pour vivre dans le pays des hommes. Et la merveilleuse Aïcha, la fille de Mathilde et Amine, enfant brillante, sauvage, secrète, scolarisée dans une école de bonnes soeurs où elle est la seule non blanche. Métisse dans un pays où il faut choisir son camp

Ce qui est formidable dans ce roman, c'est l'indulgence et la douceur du regard que l'auteure porte sur eux, ils ne sont jamais jugés. Et c'est ainsi qu'elle traite tout l'arrière-plan historique de ce Maroc qui se révolte pour ouvrir la voie à la décolonisation : sans sectarisme, sans manichéisme, mais avec tous les camaïeus de gris, en respectant les aspérités complexes de l'histoire. Il faut assurément beaucoup de maturité et de tolérance pour parler ainsi du monde.
Cette plongée dans l'histoire en parallèle de l'intimité personnelle de ceux qui la vivent est passionnante. Les logiques de domination colon – indigène, homme-femme sont décrits avec une acuité percutante. L'adjectif « romanesque » prend du sens lorsqu'on lit le Pays des autres. Je l'ai dévoré. le talent de conteuse de Leïla Slimani, son écriture fine et précise dénué de lyrisme lourdaud, l'épaisseur de ces personnages, j'ai tout aimé. J'aurais juste voulu m'enflammer, aller au-delà de l'émotion et de la vibration pour palpiter de partout.

J'attends avec impatience le deuxième tome qui sera centré sur les années 1970-80, les années de plomb au Maroc. J'espère y retrouver Aïcha. Et décidément, après Dans le jardin de l'ogre, après Une Chanson douce, après Sexe et mensonges ( la vie sexuelle au Maroc ), Leïla Slimani est vraiment une auteure importante.
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Le pays des autres est un grand livre, plein de souffle, d'une belle et forte simplicité, qui possède tout ce qu'on attend d'une lecture: une vision très personnelle et un souffle épique , historique, une parole décapante et des points de vue contrastés , une richesse d'émotions jointe à  une parfaite rigueur d'analyse. 

Leila Slimani s'inspire de la vie de ses grands parents, Amine et Mathilde, lui colonel des spahis, elle jeune fille gâtée d'une famille bourgeoise alsacienne, unis par une passion sensuelle et forte, et par un rêve héroïque de réussite , à la Karen Blixen, sur les terres arides des environs de Meknès.

Deux très jeunes époux, deux cultures, deux religions, deux éducations radicalement différentes-et l'amour. Mais celui-ci  mis à rude épreuve par celles-là. Sans compter que Mathilde comme Amine sont ce qu'on peut appeler des caractères..

 
Comme Mathilde, sensible et généreuse, comme la farouche et secrète Aïcha née de ces noces "de la carpe et du lapin", comme Selma la jeune et jolie belle-soeur, comme toutes ces femmes "modernes" qui luttent pour leur émancipation qu'elle soit financiere et quasi professionnelle, pour Mathilde, scolaire pour la petite Aïcha  ou sexuelle pour Selma, le Maroc d'après guerre rue, lui aussi, dans les brancards. 

Mais ce sont ceux de la colonisation, ce Protectorat français qui  met sous tutelle ce fier pays qui a cru mériter le respect de la France en combattant à  ses côtés et découvre, après la guerre, l' ignorance et le mépris de cette seconde "mère-Patrie" qui le  traite en enfant mineur ou en femme subalterne, jusqu'à l'éclatement des émeutes nationalistes et indépendantistes de 1956.

On devine que le pays acquerra plus vite son autonomie-sans parler des libertés démocratiques- que les femmes qui y vivent.

Voilà pour la saga familiale et la fresque historique. Mais c'est oublier ce qui fait tout le sel de cette première partie de ce qui est annoncé comme une trilogie.

D'abord, les personnages, jamais figés, jamais d'un bloc, toujours pris sous plusieurs angles pour éviter leur caricature ou leur simplification, et pour rendre, surtout , leur adaptation au réel, si différent de leurs rêves , retracer leur évolution dans un pays lui-même en mutation profonde. J'en veux pour exemple ce Noël alsaco- marocain bouleversant où Amine, le droit et honnête Amine,  va voler nuitamment un cônifère sur les terres du colon voisin pour que Mathilde ait son sapin, où il subit avec stoïcisme et fureur rentrée la condescendance méprisante des commerçants, en venant acheter un costume de père Noël.. .sans réussir à satisfaire les attentes de sa femme qui ne retrouve pas dans cette pauvre mascarade ses souvenirs  de Noël alsacien et pleure de déception devant un cadeau mal choisi tandis que les enfants sont épouvantés par ce père Noël incongru.

Les personnages sont modelés par leur expérience, par les grands événements de leur vie.

Plus tard, Mathilde, encore fantasque et rebelle, toute pleine de désirs inassouvis et d'amères déconvenues, part pour un séjour d'un mois en Alsace où son père vient de mourir. Après le bluff, les mensonges sur sa vie prétendument héroïque et romanesque, au Maroc, elle finit par confesser à une soeur qu'elle n'aime pas la triste vérité, faite de misère, de renoncement, de contraintes et de malentendus. Et par lui dire sa tentation de rester, en abandonnant au pays ses deux enfants.

Elle revient pourtant.

Et c'est, pour moi, un des plus beaux passages du livre : "Tandis qu’elle pénétrait dans la maison, qu’elle traversait le salon baigné par le soleil d’hiver, qu’elle faisait porter sa valise dans sa chambre, elle pensa que c’était le doute qui était néfaste, que c’était le choix qui créait de la douleur et qui rongeait les âmes. Maintenant qu’elle était décidée, à présent qu’aucun retour en arrière n’était possible, elle se sentait forte. Forte de ne pas être libre."

Tout un petit monde, bien campé et extrêmement vivant, fourmille autour de ce couple mixte déchiré, déchirant et pourtant solidaire aux heures graves.

Le récit procède par petites touches, jamais partial, toujours partiel, plein de facettes et d'antennes sensibles, attentif aux petits frémissements, aux grandes colères, aux terribles résignations, aux rêves entrevus et brisés des existences individuelles   comme aux secousses plus vastes et inquiétantes de l'Histoire en marche.

Leïla Slimani excelle à rendre les contrastes de paysages: Meknès avec ses ruelles et sa médina grouillante de vie, ses patios frais, ses odeurs prégnantes,  la campagne avec ses collines arides où toute exploitation agricole tient de l' exploit, la mer magique, dorée et bleue,  comme une récompense rare, un événement..

   Plus qu'une chose en particulier, j'ai aimé ...tout! 

La cohérence entre le particulier et le général, les contrastes subtils, jamais forcés, la vérité renversante des personnages, la simplicité,  le naturel et la force de conviction de la langue dont le lyrisme est toujours discret, les choix,  classiques et justes, sans esbrouffe, sans afféterie, sans tic...

Du grand Slimani. 

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« Ici, c'est comme çà » affirme Amine, spahi glorieux qui a contribué à la libération de l'Alsace où il a épousé Mathilde, quand le couple arrive au Maroc au lendemain de la Guerre.

La jeune épouse va découvrir la condition des femmes dans ce protectorat aspirant à retrouver sa souveraineté. Exploitée, outragée, défigurée par les coups de son époux, Mathilde vit asservie dans la ferme familiale. Tantôt soumise, tantôt révoltée, elle essaye d'éduquer et d'instruire Aïcha leur fille en la scolarisant dans un établissement tenu par des religieuses accueillant essentiellement des filles de colons.

Omar, le frère d'Amine, incarne le nationaliste pur et dur en lutte pour l'indépendance de son pays mais également farouche partisan de la dépendance des femmes, et notamment de leur soeur Selma … Celle ci est livrée par ses frères à Mourad, ancien ordonnance d'Amine devenu régisseur de leur ferme, qui l'épouse contre son gré. Et Mathilde, privée de son prénom, est rebaptisée Mariam lors de ce « mariage ».

Leïla Slimani expose le contraste croissant au fil des années entre le discours de libération politique et l'asservissement des femmes. Totalitarisme qui rappelle celui pratiqué au delà du rideau de fer comme le constate le docteur Dragan Palosi, un réfugié hongrois.

Cette bouleversante tragédie laisse peu de place à l'espoir dans ce premier tome d'une saga dont la suite est annoncée … puisse Aïcha et ses compagnes y découvrir les voies d'une liberté dont leurs mères ont été progressivement privées !
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Pluie , vent , éclaircies, fraîcheur, un temps à rester à la maison et à ...lire . Et quelle lecture ! Commencé et ... terminé dans la foulée ce magnifique " Pays des autres " de Leila Slimani .Oui , le mauvais temps n'explique pas tout , et sûrement pas mon intérêt pour ce " voyage " au Maroc avec Mathilde et Amine.
1944 , le bel Amine , soldat marocain de l'armée française passe par l'Alsace avec son régiment et tombe dans les bras de la belle Mathilde . ( non , non , pas celle du " Grand Jacques ) . Un des rares effets bénéfiques d'un conflit aussi meurtrier sur les hommes et..les femmes . Grand amour et , pour Mathilde , un départ vers une vie idyllique dans un pays méconnu mais qui , sous le Protectorat , passe pour un véritable Eldorado ...Il y a bien quelques réticences familiales mais rien ne pourra détourner Mathilde de son destin ...
Au Maroc où ils s'installent , le monde idéal entrevu s'écroule rapidement . Déjà , Amine retrouve un statut que Mathilde n'avait pas " vu " , l'argent manque , Amine ne vivant que pour son travail alors que Mathilde préférerait les " strass et paillettes " et subit les remarques désobligeantes des femmes françaises tout autant que marocaines . le choc culturel est rude pour Mathilde et son couple subit les assauts violents assénés par des us et coutumes ancestraux .....En dire plus serait priver les lecteurs de tout le sel de cette première partie d'une saga prévue en trois volumes .
Ce qui est extraordinaire , c'est l'implication subtile de madame Slimani qui , franchement , sait " rester à distance " , ne prend pas partie mais se montre d'une remarquable bienveillance vis à vis de tous ses personnages dont aucun , vraiment aucun , ne méritera un qualificatif de " gentil ou de méchant " , mais évoluera avec ses convictions et sa sincérité , ses qualités et ...ses défauts . On se plaira à accompagner les personnages dans leurs quêtes, dans leurs interrogations , dans leurs troubles , dans leurs émois. Certaines scènes, comme - celle de la livraison du lit chez le régisseur, nous feront mourir de rire , d'autres nous émouvront ou nous révolteront . Nous nous intéresserons au sort de tous sans que l'auteure ne prenne position , mais nous " donne à voir , à penser " .Il est vrai que cette période d'avant l'indépendance du Maroc montrait une situation de tension croissante entre les uns et les autres , entre français et populations autochtones. On ressent du reste cette tension bien présente mais vécue dans la vie quotidienne bien plus que dans les hautes sphères politiques , absentes du roman . On se trouve plongés au milieu de ces populations qui ne savent plus trés bien où elles sont , où elles vont , qui ne comprennent pas forcément pourquoi il faudrait bouleverser un monde établi et se préparer à tirer , demain , sur les amis d'hier .
Toutes proportions gardées , j'ai retrouvé dans ce roman , la même saveur , la même émotion que dans le brillant " Art de perdre " de la non moins brillante Alice Zeniter et c'est avec impatience que j'attendrai la suite de ce " Pays des autres " . J'aimerais bien savoir si la " greffe va prendre entre le citronnier et l'oranger " offerts par Amine à sa fille Aicha , Aicha qui , du haut du toit , dans les toutes dernières pages , lance un beau et mystérieux regard de défi sur ... Dans ce premier tome , je vous laisse " découvrir " le " fruit obtenu ".
Quant à la forme du récit, que dire ? Que Leila Slimani sait écrire , adapter son style à la situation , jouer avec les mots et faire " vivre " les émotions et nous " transporter " dans son monde ?...Bien sûr mais je ne serais pas très original ....Même si les prix sont parfois décriés, c'est tout de même un " prix Goncourt " , un prix Goncourt qui sait où il va ...et d'où il vient . Un très beau livre , enfin , selon moi . Nul doute que je ne serai pas le seul à le penser .
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Le pays des autres est un roman « de regard ».
De celui qu'on perçoit dans les yeux de ceux qui ne sont plus de nulle part.
Le pays des autres est un roman « d'égards ».
De ceux que l'on accorde avec respect aux êtres qui ont bâti leur destin dans d'autres chemins, sur d'autres territoires avec une faculté rare.

J'ai, avec avidité embrassé le dessein de Mathilde l'alsacienne, tombée amoureuse d'Amine le combattant marocain de l'armée coloniale venu défendre une patrie qui n'était pas la sienne, de tout quitter pour rejoindre cet homme dans son Maroc vivre son amour baroque.
Admirable pour l'époque !

A la faveur de son intrigue, Leïla Slimani distribue les cartes d'une sorte de jeu des sept familles où sur chaque lame la vie de chacun est développée, capturée, comme saisie sur le Rif.

A vous de jouer…

Dans la famille Alsace, je veux Georges, le père de Mathilde. Pour lui, l'Afrique évoque les femmes aux seins nus, les hommes en pagnes. Un lieu où l'on pouvait être les maitres du monde.
Dans la famille Maroc, je veux la mère d'Amine, Mouilala qui, sa vie durant n'a fait que la cuisine et des enfants et qui n'est jamais sortie de la médina. Qui en fait n'est jamais sortie de la vie qui lui a été assignée, sans résistance.
Dans la famille Maroc encore, je veux Amine, le revenu de la guerre imposée comme une figure, avec l'idée de reprendre les terres de son père mort qui sont juste en face de celles florissantes des colons français. Pour faire les mêmes avec sa sueur et ses gènes.
Dans la famille Alsace j'aime Mathilde, sa force, sa fougue. Qui ne veux pas qu'on dise
qu'elle a « atterri là ». C'est son choix, elle va l'assumer.
Dans la famille Rebelle, j'ai entendu Omar, le frère d'Amine, dire sa haine des envahisseurs français, sa hargne à les chasser. Pour lui, même Amine aurait du mourir, il a pactisé.
Dans la famille Malaise, je plains Aïcha, la fille de Mathilde et Amine, blanche mais crépue,
ça fait jaser dans l'école des Soeurs où sont regroupées les enfants de colons.
Dans la famille Indomptable, j'ai mal pour Selma, la soeur d'Omar, qui se fait battre et se fait traiter de pute par son frère parce qu'elle est trop belle et qu'elle pourrait plaire. Lui, qui avec ses valeurs ancestrales immuables se prend pour le père. Quel avenir pour elle.
Dans la famille Délaissé, j'ai écouté grogner Mourad le contremaitre de l'exploitation, revenu d'Indochine et qui pour plaire à Amine veut imposer la rigueur aux fellahs, leur faire plier l'échine, incapables de discipline. En sera-t-il récompensé ?
Et enfin, dans la Famille Alsace restée sur place, je veux Irène qui envie sa soeur Mathilde d'avoir quitté une vie sans relief et sans adrénaline. Les lettres qu'elle reçoit la font rêver,
mais est-ce la réalité ?

Dans ce roman Leïla Slimani explore tous les mécanismes de la société coloniale dans le Maroc de l'après guerre de 40 où, tous les rouages sensibles des comportements humains sont exploités avec les engrenages de la fierté et de l'arrogance et les ressorts de l'orgueil et du mépris. La machine va-t-elle se gripper ?

Bonne pioche…
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critiques presse (5)
LaLibreBelgique
04 mai 2022
Leïla Slimani publie le 2e tome de son enthousiasmante trilogie "Le pays des autres". "Regardez-nous danser" prend place dans le Maroc de l'après Mai 68. Une période trouble, entre hédonisme et répression.
Lire la critique sur le site : LaLibreBelgique
LeDevoir
06 avril 2020
Au moyen d’une riche galerie de personnages féminins marquants, Leïla Slimani aborde de front la condition des femmes — ici doublement colonisées, à travers le joug français et celui des hommes. Une trajectoire à fleur de peau, passionnante et cruelle, servie par un souffle narratif indéniable.
Lire la critique sur le site : LeDevoir
Bibliobs
05 mars 2020
La lauréate du prix Goncourt 2016 porte dans son nouveau livre un regard à la fois original, complexe et très juste sur ce que fut la colonisation française au Maroc.
Lire la critique sur le site : Bibliobs
Culturebox
04 mars 2020
Dans cette grande fresque, la romancière nous offre de très beaux personnages, à commencer par Mathilde, qui évolue au fil du récit. Jeune fille "frivole et écervelée" , "fantasque", sensuelle et déjà audacieuse au début de l'histoire, elle change et prend de l'épaisseur au contact de ce nouveau monde qui lui est étranger.
Lire la critique sur le site : Culturebox
Bibliobs
27 février 2020
Quatre ans après son prix Goncourt, la romancière revient avec « le Pays des autres », grande saga familiale qui démarre dans le Maroc colonial de l’après-guerre. Féminisme, identité, Macron, migrants... elle aborde ici tous ces sujets sans langue de bois.
Lire la critique sur le site : Bibliobs
Citations et extraits (414) Voir plus Ajouter une citation
« Papa, ce ne sont que les méchants Français qui sont attaqués, n’est-ce pas ? Les gentils, les ouvriers les protègent, tu ne crois pas ? »
Amine eut l’air surpris et il s’assit sur le lit. Il réfléchit quelques instants, la tête basse, les mains serrées devant sa bouche.
« Non, asséna-t-il d’une voix ferme, cela n’a rien à voir avec la gentillesse ou avec la justice. Il y a des hommes bons dont les fermes sont brûlées et des salauds qui échappent à tout. Dans les guerres, il n’y a plus de gentils, plus de méchants, plus de justice.
— C’est la guerre alors ?
— Pas vraiment », dit Amine, et comme s’il se parlait à lui-même, il ajouta : « En réalité, c’est pire que la guerre. Car nos ennemis ou ceux qui devraient l’être, nous vivons avec eux depuis longtemps. Certains sont nos amis, nos voisins, notre famille. Ils ont grandi avec nous et quand je les regarde, je ne vois pas un ennemi à abattre, non, je vois un enfant.
— Mais nous, est-ce que nous sommes du côté des gentils ou bien des méchants ? »
Aïcha s’était redressée et le regardait avec inquiétude. Il pensa qu’il ne savait pas parler aux enfants, qu’elle ne comprenait sans doute pas ce qu’il essayait de lui expliquer.
« Nous, dit-il, nous sommes comme ton arbre, à moitié citron et à moitié orange. Nous ne sommes d’aucun côté.
— Et nous aussi ils vont nous tuer ?
— Non, il ne nous arrivera rien. Je te le promets. Tu peux dormir sur tes deux oreilles. »
Il attrapa doucement les oreilles de sa fille pour approcher son visage du sien et déposer sur sa joue un baiser. Il ferma la porte délicatement et dans le couloir il songea que les fruits du citrange étaient immangeables. Leur pulpe était sèche et leur goût si amer que cela faisait monter les larmes aux yeux. Il pensa qu’il en allait du monde des hommes comme de la botanique. À la fin, une espèce prenait le pas sur l’autre et un jour l’orange aurait raison du citron ou l’inverse et l’arbre redonnerait enfin des fruits comestibles.
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Quand il apprit la mort de son beau-père, Amine dit : « Tu sais que je
l’aimais beaucoup », et il ne mentait pas. Il avait immédiatement ressenti
une vive amitié pour cet homme franc et joyeux, qui l’avait accueilli dans
sa famille sans aucun préjugé et sans paternalisme. Amine et Mathilde
s’étaient mariés dans l’église du village alsacien où Georges était né. À
Meknès, personne ne le savait et Amine avait fait promettre à sa femme de
garder le secret. « C’est un crime grave. Ils ne comprendraient pas. »
Personne n’avait vu les photographies prises à la sortie de la cérémonie. Le
photographe avait demandé à Mathilde de descendre de deux marches pour
être à la même hauteur que son époux. « Sinon, avait-il expliqué, c’est un
peu ridicule. » Pour l’organisation de la fête, Georges céda à tous les
caprices de sa fille à qui il glissait parfois quelques billets dans la main, en
secret d’Irène que les dépenses inutiles consternaient. Lui comprenait qu’on
ait besoin de jouir, de se trouver beau, et il ne jugeait pas la frivolité de son
enfant.
Jamais Amine ne vit d’hommes aussi soûls que ce soir-là. Georges ne
marchait pas, il tanguait, il s’accrochait aux épaules des femmes, il dansait
pour masquer son étourdissement. Vers minuit, il se jeta sur son gendre et il
enserra son cou dans son coude, comme on le fait à un garçon bagarreur.
Georges n’était pas conscient de sa force et Amine pensa qu’il pourrait le
tuer, lui rompre le cou par excès d’affection. Il entraîna Amine vers le fond
de la salle surchauffée où quelques couples dansaient sous des guirlandes de
lampions. Ils s’accoudèrent au comptoir en bois et Georges commanda deux
bières sans prêter attention à Amine qui agitait les mains pour refuser. Il se
sentait déjà tellement ivre et il avait même dû se cacher, quelques minutes
auparavant, pour vomir derrière la grange. Georges le fit boire, pour
mesurer sa résistance, pour le faire parler. Il le fit boire parce que c’était la
seule façon qu’il connaissait de nouer une amitié, d’établir un lien de
confiance. Comme les enfants qui s’entaillent le poignet et scellent un
serment dans le sang, Georges voulut noyer dans des litres de bière son
affection pour son gendre. Amine avait des haut-le-cœur et il ne cessait pas
de roter. Il chercha Mathilde des yeux mais la mariée semblait avoir
disparu. Georges le saisit aux épaules et l’entraîna dans des conversations
d’ivrogne. Avec son fort accent alsacien, il prit l’assistance à témoin :
« Dieu seul sait que je n’ai rien contre les Africains ni contre les croyants de
ta race. D’ailleurs, je ne connais rien à l’Afrique si tu veux savoir. » Abrutis
par l’alcool, les hommes autour d’eux ricanèrent, leurs lèvres humides
pendaient. Le nom de ce continent continua de résonner dans leur crâne,
évoquant des femmes aux seins nus, des hommes en pagne, des fermes
s’étendant à perte de vue et cernées par une végétation tropicale. Ils
entendaient « Afrique » et ils s’imaginaient un lieu où ils pourraient être les
maîtres du monde s’ils survivaient aux miasmes et aux épidémies.
« Afrique », et surgissait un désordre d’images qui en disaient plus sur leurs
fantasmes que sur ce continent lui-même. « Je ne sais pas comment on traite
les femmes de par chez toi mais la gosse, dit Georges, elle n’est pas facile,
hein ? » Il donna un coup de coude au vieillard avachi à ses côtés comme
pour lui demander de témoigner de l’insolence de Mathilde. L’homme
tourna ses yeux vitreux vers Amine et ne dit rien. « Moi j’ai été trop coulant
avec elle, poursuivit Georges dont la langue semblait avoir gonflé et qui
avait du mal à articuler. La gosse avait perdu sa mère, qu’est-ce que tu
veux ? Je me suis laissé attendrir. Je l’ai laissée courir sur les bords du Rhin,
on me l’a ramenée par la peau du cou parce qu’elle avait volé des cerises ou
parce qu’elle s’était baignée nue. » Georges ne remarqua pas qu’Amine
avait rougi et qu’il s’impatientait. « Tu vois, j’ai jamais eu le courage de la
rosser. Irène avait beau me gronder, j’y pouvais rien. Mais toi, il ne faudra
pas te laisser faire. Mathilde, elle doit comprendre qui commande. Hein
fiston ? » Georges continua à parler et il finit par oublier qu’il s’adressait à
son gendre. Une camaraderie grasse et virile s’était désormais installée
entre eux et il se sentit autorisé à parler des seins des femmes et de leurs
fesses, qui l’avaient consolé de toutes les désillusions. Il tapa du poing sur
la table et d’un air égrillard il proposa une tournée au bordel. Les voisins
rirent et il se rappela que c’était la nuit de noces d’Amine et que ce soir,
c’était des fesses de sa fille qu’il s’agissait.
Georges était un coureur et un ivrogne, un mécréant et un sacré
roublard. Mais Amine aimait ce géant qui, pendant les premières soirées où
le jeune soldat avait été posté dans le village, se tenait en retrait dans le
salon, fumant sa pipe dans son fauteuil. Il observait, sans mot dire, l’idylle
naissante entre sa fille et cet Africain, sa fille à qui, lorsqu’elle était enfant,
il avait appris à se méfier des idioties qu’on écrit dans les livres de contes.
« Ce n’est pas vrai que les nègres mangent les méchants enfants. »
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Au bout d’une semaine, alors que Mathilde avait passé l’après-midi
seule, il rentra dans la chambre, nerveux, contrarié. Mathilde le couvrit de
caresses, elle s’assit sur ses genoux. Il trempa ses lèvres dans le verre de
bière qu’elle lui avait servi et il dit : « J’ai une mauvaise nouvelle. Nous
devons attendre quelques mois avant de nous installer sur notre propriété.
J’ai parlé au locataire et il refuse de quitter la ferme avant la fin du bail. J’ai
essayé de trouver un appartement à Meknès, mais il y a encore beaucoup de
réfugiés et rien à louer pour un prix raisonnable. » Mathilde était
désemparée.
« Et que ferons-nous alors ?
— Nous allons vivre chez ma mère en attendant. »
Mathilde sauta sur ses pieds et elle se mit à rire.
« Tu n’es pas sérieux ? » Elle avait l’air de trouver la situation ridicule,
hilarante. Comment un homme comme Amine, un homme capable de la
posséder comme il l’avait fait cette nuit, pouvait-il lui faire croire qu’ils
allaient vivre chez sa mère ?
Mais Amine ne goûta pas la plaisanterie. Il resta assis, pour ne pas avoir
à subir la différence de taille entre sa femme et lui. D’une voix glacée, les
yeux fixés sur le sol en granito, il affirma :
« Ici, c’est comme ça. »
Cette phrase, elle l’entendrait souvent. À cet instant précis, elle comprit
qu’elle était une étrangère, une femme, une épouse, un être à la merci des
autres. Amine était sur son territoire à présent, c’était lui qui expliquait les
règles, qui disait la marche à suivre, qui traçait les frontières de la pudeur,
de la honte et de la bienséance. En Alsace, pendant la guerre, il était un
étranger, un homme de passage qui devait se faire discret. Lorsqu’elle
l’avait rencontré durant l’automne 1944 elle lui avait servi de guide et de
protectrice. Le régiment d’Amine était stationné dans son bourg à quelques
kilomètres de Mulhouse et ils avaient dû attendre pendant des jours des
ordres pour avancer vers l’est. De toutes les filles qui encerclèrent la Jeep le
jour de leur arrivée, Mathilde était la plus grande. Elle avait des épaules
larges et des mollets de jeune garçon. Son regard était vert comme l’eau des
fontaines de Meknès, et elle ne quitta pas Amine des yeux. Pendant la
longue semaine qu’il passa au village, elle l’accompagna en promenade,
elle lui présenta ses amis et elle lui apprit des jeux de cartes. Il faisait bien
une tête de moins qu’elle et il avait la peau la plus sombre qu’on puisse
imaginer. Il était tellement beau qu’elle avait peur qu’on le lui prenne. Peur
qu’il soit une illusion. Jamais elle n’avait ressenti ça. Ni avec le professeur
de piano quand elle avait quatorze ans. Ni avec son cousin Alain qui mettait
sa main sous sa robe et volait pour elle des cerises au bord du Rhin. Mais
arrivée ici, sur sa terre à lui, elle se sentit démunie.
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INCIPIT
La première fois que Mathilde visita la ferme, elle pensa : « C’est trop loin. » Un tel isolement l’inquiétait. À l’époque, en 1947, ils ne possédaient pas de voiture et ils avaient parcouru les vingt-cinq kilomètres qui les séparaient de Meknès sur une vieille trotteuse, conduite par un Gitan. Amine ne prêtait pas attention à l’inconfort du banc en bois ni à la poussière qui faisait tousser sa femme. Il n’avait d’yeux que pour le paysage et il se montrait impatient d’arriver sur les terres que son père lui avait confiées.
En 1935, après des années de labeur comme traducteur dans l’armée coloniale, Kadour Belhaj avait acheté ces hectares de terres couvertes de rocaille. Il avait raconté à son fils son espoir d’en faire une exploitation florissante qui pourrait nourrir des générations d’enfants Belhaj. Amine se souvenait du regard de son père, de sa voix qui ne tremblait pas quand il exposait ses projets pour la ferme. Des arpents de vignes, lui avait-il expliqué, et des hectares entiers dévolus aux céréales. Sur la partie la plus ensoleillée de la colline, il faudrait construire une maison, entourée d’arbres fruitiers et de quelques allées d’amandiers. Kadour était fier soit à lui. « Notre terre ! » Il prononçait ces mots non pas à la manière des nationalistes ou des colons, au nom de principes moraux ou d’un idéal, mais comme un propriétaire heureux de son bon droit. Le vieux Belhaj voulait être enterré ici et qu’y soient enterrés ses enfants, que cette terre le nourrisse et qu’elle abrite sa dernière demeure. Mais il mourut en 1939, alors que son fils s’était engagé dans le régiment des spahis et portait fièrement le burnous et le sarouel. Avant de partir sur le front, Amine, fils aîné et désormais chef de famille, loua le domaine à un Français originaire d’Algérie.
Quand Mathilde demanda de quoi était mort ce beau-père qu’elle n’avait pas connu, Amine toucha son estomac et il hocha la tête en silence. Plus tard, Mathilde apprit ce qui était arrivé. Kadour Belhaj souffrait, depuis son retour de Verdun, de maux de ventre chroniques, et aucun guérisseur marocain ou européen n’était parvenu à le soulager. Lui qui se vantait d’être un homme de raison, fier de son éducation et de son talent pour les langues étrangères, s’était traîné, honteux et désespéré, dans le sous-sol qu’occupait une chouafa. La sorcière avait tenté de le convaincre qu’il était envoûté, qu’on lui en voulait et que cette douleur était le fait d’un ennemi redoutable. Elle lui avait tendu une feuille de papier pliée en quatre qui contenait une poudre jaune safran. Le soir même, il avait bu le remède dilué dans de l’eau et il était mort en quelques heures, dans des souffrances atroces. La famille n’aimait pas en parler. On avait honte de la naïveté du père et des circonstances de son décès car le vénérable officier s’était vidé dans le patio de la maison, sa djellaba blanche trempée de merde.
En ce jour d’avril 1947, Amine sourit à Mathilde et il pressa le cocher, qui frottait ses pieds sales et nus l’un contre l’autre. Le paysan fouetta la mule avec plus de vigueur et Mathilde sursauta. La violence du Gitan la révoltait. Il faisait claquer sa langue, « Ra », et il abattait son fouet contre la croupe squelettique de la bête. C’était le printemps et Mathilde était enceinte de deux mois. Les champs étaient couverts de soucis, de mauves et de bourrache. Un vent frais agitait les tiges des tournesols. De chaque côté de la route se trouvaient les propriétés de colons français, installés ici depuis vingt ou trente ans et dont les plantations s’étendaient en pente douce, jusqu’à l’horizon. La plupart venaient d’Algérie et les autorités leur avaient octroyé les meilleures terres et les plus grandes superficies. Amine tendit un bras et il mit son autre main en visière au-dessus de ses yeux pour se protéger du soleil de midi et contempler la vaste étendue qui s’offrait à lui. De l’index, il montra à sa femme une allée de cyprès qui ceignait la propriété de Roger Mariani qui avait fait fortune dans le vin et l’élevage de porcs. Depuis la route, on ne pouvait pas voir la maison de maître ni même les arpents de vignes. Mais Mathilde n’avait aucun mal à imaginer la richesse de ce paysan, richesse qui la remplissait d’espoir sur son propre sort. Le paysage, d’une beauté sereine, lui rappelait une gravure accrochée au-dessus du piano, chez son professeur de musique à Mulhouse. Elle se souvint des explications de celui-ci : « C’est en Toscane, mademoiselle. Un jour peut-être irez-vous en Italie. »
La mule s’arrêta et se mit à brouter l’herbe qui poussait sur le bord du chemin. Elle n’avait aucune intention de gravir la pente qui leur faisait face et qui était couverte de grosses pierres blanches. Furieux, le cocher se redressa et il agonit la bête d’insultes et de coups. Mathilde sentit les larmes monter à ses paupières. Elle essaya de se retenir, elle se colla contre son mari qui trouva sa tendresse déplacée.
« Qu’est-ce que tu as ? demanda Amine.
— Dis-lui d’arrêter de frapper cette pauvre mule. »
Mathilde posa sa main sur l’épaule du Gitan et elle le regarda, comme un enfant qui cherche à amadouer un parent furieux. Mais le cocher redoubla de violence. Il cracha par terre, leva le bras et dit : « Tu veux tâter du fouet toi aussi ? »
L’humeur changea et aussi le paysage. Ils arrivèrent au sommet d’une colline aux flancs râpés. Plus de fleurs, plus de cyprès, à peine quelques oliviers qui survivaient au milieu de la rocaille. Une impression de stérilité se dégageait de cette colline. On n’était plus en Toscane, pensa Mathilde, mais au far west. Ils descendirent de la carriole et ils marchèrent jusqu’à une petite bâtisse blanche et sans charme, dont le toit consistait en un vulgaire morceau de tôle. Ce n’était pas une maison, mais une sommaire enfilade de pièces de petite taille, sombres et humides. L’unique fenêtre, placée très haut pour se protéger des invasions de nuisibles, laissait pénétrer une faible lumière. Sur les murs, Mathilde remarqua de larges auréoles verdâtres provoquées par les dernières pluies. L’ancien locataire vivait seul ; sa femme était rentrée à Nîmes après avoir perdu un enfant et il n’avait jamais songé à faire de ce bâtiment un endroit chaleureux, susceptible d’accueillir une famille. Mathilde, malgré la douceur de l’air, se sentit glacée. Les projets qu’Amine lui exposait la remplissaient d’inquiétude.
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Au milieu du mois d’août, alors qu’approchait le premier anniversaire
de la déposition du sultan, ils allèrent passer la journée chez Mouilala qui
accueillit son fils aîné avec mille prières, remerciant Dieu de lui avoir offert
une telle protection. Ils s’enfermèrent dans une pièce pour parler argent et
affaires et Mathilde s’installa dans le petit salon pour natter les cheveux
d’Aïcha. Selim s’agitait dans la maison et il faillit tomber dans les escaliers
de pierre. Omar, qui adorait le petit garçon, le hissa sur ses épaules. « Je
vais l’emmener courir dans le parc », prévint-il et il sortit, sans prêter
attention aux recommandations de Mathilde. À cinq heures, Omar n’était
pas revenu et Mathilde, inquiète, alla chercher son mari. Amine se pencha à
la fenêtre. Il appela son frère et, en réponse, lui parvinrent des hurlements et
des insultes. Des manifestants appelaient au rassemblement, à
l’insurrection ; ils enjoignaient les musulmans à faire preuve de fierté, à
relever la tête devant l’envahisseur. « Il faut trouver Selim, cria Amine.
Descendez. » Ils dirent à peine au revoir à Mouilala dont la tête tremblait et
qui posa, sur le front de son fils, une main pour le bénir. Amine poussa les
filles dans les escaliers. « Mais tu es folle, dit-il à Mathilde. Qu’est-ce qui
t’a pris de le laisser partir, tu ne sais pas qu’il y a des manifestations tous les
jours ? »
Il fallait sortir le plus vite possible de la vieille ville. Ces rues étroites
formaient un piège dans lequel ils craignaient de se retrouver pris en
embuscade, sa famille à la merci des manifestants. Des bruits se
rapprochèrent, des voix rebondissaient sur les murs de la médina. Ils virent
arriver des hommes, devant et derrière eux, qui jaillissaient à une vitesse
folle. Une foule de plus en plus compacte les entoura et Amine, qui portait
sa fille dans ses bras, se mit à courir vers la porte de la médina.
Ils atteignirent la voiture et se jetèrent à l’intérieur. Aïcha se mit à
pleurer. Elle réclama les bras de sa mère, elle demanda si son frère allait
mourir et Amine et Mathilde, ensemble, lui ordonnèrent de se taire. La
foule des émeutiers les avait rattrapés et Amine ne put pas faire marche
arrière. Des visages se collèrent contre la vitre. Le menton d’un jeune
homme laissa sur la fenêtre une longue trace grasse. Des yeux inconnus
examinaient cette étrange famille, cette enfant dont on avait du mal à dire
dans quel camp elle se trouvait. Un jeune homme se mit à hurler, le bras
tendu vers le ciel, et la foule fut galvanisée. Il n’avait pas plus de quinze ans
et il s’était laissé pousser une petite barbe d’adolescent. Sa voix grave et
haineuse tranchait avec la douceur de son regard. Aïcha le fixa et elle sut
que ce visage s’imprimerait pour toujours dans sa mémoire. Ce garçon lui
faisait peur et elle le trouvait beau avec son pantalon de flanelle, sa petite
veste qui rappelait celle des aviateurs américains. « Vive le roi ! » hurla le
jeune homme, et le chœur répéta « Vive Mohammed Ben Youssef ! » si fort
qu’il sembla à Aïcha que c’étaient les voix qui faisaient tanguer la voiture.
Des garçons s’étaient mis à taper sur le toit du véhicule avec de grands
bâtons et ils rythmaient leurs chants comme un orchestre et leur clameur
montait, presque mélodieuse. Ils se mirent à tout briser, les vitres des
voitures, les ampoules des réverbères, les pavés étaient jonchés d’éclats de
verre et les manifestants marchaient dessus avec leurs mauvaises
chaussures, sans remarquer le sang qui coulait sur leurs pieds.
« Allongez-vous », cria Amine, et Aïcha posa sa joue contre le sol de la
voiture. Mathilde protégea son visage avec ses mains et se mit à répéter
« Tout va bien, tout va bien ». Elle pensa à la guerre et à ce jour où elle
s’était jetée dans un fossé pour éviter les tirs d’un avion. Elle avait planté
ses ongles dans la terre, elle avait arrêté de respirer pendant quelques
instants et puis elle avait serré les cuisses, si fort qu’elle avait failli jouir.
Elle aurait voulu, à cet instant, partager ce souvenir ou simplement poser
ses lèvres sur les lèvres d’Amine, faire se dissoudre la peur dans le désir.
Puis brusquement la foule se dispersa comme si une grenade avait éclaté au
milieu, projetant les corps dans tous les sens. La voiture tangua et Mathilde
aperçut les yeux d’une femme qui tapait du bout des ongles contre la vitre.
De l’index, elle fit un signe vers la petite qui tremblait. Sans savoir
pourquoi, Mathilde lui fit confiance. Elle ouvrit la vitre et la femme, avant
de s’enfuir, lui lança deux gros morceaux d’oignon. « Le gaz ! » hurla
Amine. En quelques secondes, l’habitacle fut envahi par une odeur âcre et
piquante et ils se mirent à tousser.
Amine démarra et roula très lentement pour traverser le nuage de fumée
qui s’était formé. Il arriva devant les grilles du parc et se précipita hors de la
voiture, laissant la portière ouverte derrière lui. Il vit, de loin, son frère et
son fils qui jouaient. C’était comme si les troubles qui avaient eu lieu à
quelques mètres d’ici s’étaient produits dans un autre pays. Le jardin des
Sultanes était calme et tranquille. Un homme était assis sur un banc et à ses
pieds était posée une grande cage aux barreaux rouillés. Amine s’approcha
et il aperçut, à l’intérieur, un singe maigre, au pelage grisâtre, dont les pattes
piétinaient sa propre merde. Il s’accroupit pour mieux voir l’animal qui se
tourna vers lui, ouvrit la bouche et lui montra ses dents. Il sifflait et crachait
et Amine n’aurait pas su dire si le singe riait ou s’il le menaçait.
Amine appela son fils qui courut dans ses bras. Il ne voulait pas parler à
son frère, il n’avait pas le temps pour les explications ou les remontrances
et il retourna dans sa voiture, laissant Omar debout au milieu de la pelouse.
Sur la route de la ferme, des policiers avaient installé un barrage. Aïcha
remarqua la longue chaîne cloutée posée sur le sol et elle imagina le bruit
que feraient les pneus s’ils éclataient. Un des policiers fit signe à Amine de
se ranger. Il s’approcha lentement de la voiture et ôta ses lunettes de soleil
pour observer le visage des occupants. Aïcha le fixa avec une curiosité qui
désarçonna le fonctionnaire. Il semblait ne rien comprendre à la famille qui
était sous ses yeux et qui, sagement, le regardait sans rien dire. Mathilde se
demanda quelle histoire il pouvait bien se raconter. Prenait-il Amine pour le
chauffeur ? Imaginait-il que Mathilde était la riche femme d’un colon que
ce domestique était chargé de raccompagner ? Mais le policier semblait
indifférent au sort des adultes et il fixait les enfants. Il observa les mains
d’Aïcha qui entouraient le torse de son petit frère, comme pour le protéger.
Mathilde baissa lentement sa vitre et sourit au jeune homme.
« On va décréter le couvre-feu. Rentrez chez vous. Allez. » Le policier
donna un coup sur le capot et Amine démarra.
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Vidéo de Leïla Slimani
Leïla Slimani, qu'on ne présente plus, est la première invitée d'Augustin Trapenard. Les éditions de l'Aube viennent de publier un recueil de ses chroniques par dans l'hebdomadaire le 1, intitulé "Le Diable est dans les détails" et illustré par Pascal Lemaître. Des textes de fictions ou non-fictions qui célèbre notamment le courage et la liberté de s'affranchir de ses origines. L'écrivaine est actuellement en train d'écrire le troisième tome de son roman "Le pays des autres". Ce soir, Leïla Slimani et Joann Sfar nous parlent de l'actualité, du vivre ensemble, de l'identité, de ce qui nous divise, et ce qui nous lie. Leïla Slimani évoque à quel point les mots et la littérature sont importants dans ce monde où tout semble vouloir nous singulariser. 
Retrouvez l'intégralité de l'interview ci-dessous : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/
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