Des femmes non plus « objet » mais « sujet » de l'histoire
« le fait de vivre ou d'avoir grandi dans des sociétés où la liberté sexuelle n'existe pas fait du sexe un objet d'obsession permanent ». Mais y a-t-il une région du monde où existe l'égale liberté des unes et des autres, en matière de sexualité existe ? C'est oublier un peu vite, les rapports sociaux de sexe (système de genre), la domination sociale des femmes par les hommes, la réduction de la sexualité à la pénétration, l'oubli des désirs des femmes, les interdits dominants sous des formes historiques et situées, la domination aujourd'hui des modèles pornographique…
Mais le propos de l'autrice est moins général. Les relations sexuelles hors mariage, la « fornication » ou zinasont pénalisées au Maroc, les avortements sont illégaux (sauf en cas de viol, de malformations graves ou d'inceste), les homosexuel·les vivent « dans la peur et l'humiliation »… Les « autorités » tiennent un discours hypocrite : « Faites ce que vous voulez, mais faites-le en cachette ». Il y a donc une culture institutionnalisée du mensonge, le poison de l'hypocrisie, le déni des réalités au nom d'une « culture » ou d'une « identité » « données comme figées et anhistoriques », un ordre sans « droits individuels et sexuels » où la virginité (des seules femmes) est un impératif, la passivité de celles-ci incluse dans le mariage. Ce contrôle social sur le corps des femmes leur interdit « de jouer pleinement son rôle de citoyenne ». Les femmes sont niées en tant qu'individue.
Leila Slimani revient sur Adèle, personnage de son premier roman, « Une femme rongée par les remords et par sa propres hypocrisie », le concept de h'chouma, la notion de dépendance au groupe, les transgressions des « frontières sacrées ».Son livre n'est pas une étude sociologique, mais une livraison de paroles brutes, « Cette parole vibrante et intense, ces histoires qui m'ont bouleversée, émue, qui m'ont mise en colère et parfois révoltée ».
Quelques éléments choisis subjectivement dans ces rencontres entre femmes.
Les enfants abandonnés sans identité ni généalogie, le climat de confusion et d'angoisse, l'application des lois musulmanes « peu importe mon rapport intime à la religion », l'obsession de la virginité, la virginité comme outil de coercition, la reconstitution d'hymens, la commercialisation de faux hymens censés saigner, « la misère sexuelle est un capitalisme comme un autre »…
« Je ne demande pas la lune : juste vivre ce que je veux, avec qui je veux », le débat sur l'avortement sous le seul angle sanitaire « pour occulter complètement la question de la liberté sexuelle et du droit des femmes à disposer de leur corps », l'argument du « respect de la loi islamique », la pornographie et ce sexe qui « fait vendre du papier et exploser les audiences », le paragraphe du code pénal « selon lequel un violeur qui épouse sa victime ne peut plus être poursuivi en justice » et son abrogation par le Parlement, l'idée de séparation étanche entre l'espace public et l'espace privé, l'arbitraire et les humiliations, les tartuffes…
Le sexe prisonnier, des femmes vivant seules, les sites de rencontre, Internet, le cinéma, l'injonction au silence, les discours sur les « traditions » et l'« occident », la « terrible violence », la « cause des hommes », « Tout ça,me dit-elle, ça ne sert pas la cause de l'islam. Ça ne sert qu'une seule cause : celle des hommes », faire l'amour comme crime originel, l'imposition d'une sociabilité dans et par le couple, la place des femmes et les droits des femmes, « Elles ont bien sûr le droit de travailler, le devoir de payer des impôts mais elles n'ont pas totalement gagné le privilège de marcher en paix dans la rue, de s'assoir à une terrasse pour fumer une cigarette, etc. »…
L'érotisme arabe, les sexualités historiques, « la colonisation va par ailleurs édicter des lois très restrictive dans ce domaine », le puritanisme sexuel, l'interdiction de l'homosexualité inspiré du code français, l'argument asséné « C'est le Coran qui le dit », l'oubli de l'adresse à l'Insan (l'être humain), le halal et le haram, le déni de l'esprit critique du/de la croyant·e, dogmatisme et éthique…
L'identité supposée, mélange de protestation et de réaction, une construction historique, le passé effacé par le passé colonial, le présent défiguré par la marchandisation, et toujours le corps des femmes comme enjeu pour les hommes. La sexualité n'est pas une question identitaire ou morale, mais bien une question politique. Et pour la plupart des responsables religieux « le croyant-citoyen n'est pas autorisé à penser par lui-même et à prendre ses décisions en toute conscience ». Combattue par les uns et les autres, au nom de la religion ici, au nom de l'athéisme là, au nom de la concurrence libre et non faussée un peu partout, la liberté de conscience est haïe par tous les despotes et les masculinistes.
« Egalité des sexes », une autrice souligne les avancées des féministes, « revalorisation des droits, bataille pour l'accès à l'éducation, à la santé, à l'emploi, à la contraception : en cinquante ans, les féministes ont accompli un travail colossal ». Elle ajoute : « La lutte contre la répression sexuelle est un combat qui reste à mener »
Les pratiques sociales – dont les pratiques sexuelles – se sécularisent « sans que ce soit pour autant assumé ». Par le silence et les interdits imposés la sexualité des jeunes leur est volée, les unes et les autres ont recours à des « bricolage spatio-sexuel ». La question la fin de l'interdiction (ou « légalisation ») des relations sexuelles hors mariage est posée. « Cuisiner, faire des enfants et bien s'occuper de son mari » n'est pas horizon émancipateur. Les femmes peuvent vivre libre sans contrôle d'un homme. L'apparence (hymen) ne saurait dire ce qu'est une personne. le mariage peut-être une forme de prostitution institutionnalisée. Aucun groupe social n'a le droit de regard sur le corps des femmes.
Fatima Mernissi, citée par l'autrice écrivait : « Beaucoup des activités préférées des gens telles que se promener, découvrir le monde, chanter, danser et exprimer son opinion font partie des interdictions pour les femmes. le bonheur d'une femme viole la qa'ida »
Des paroles de femmes, des indignations et des luttes, la sécularisation contre la religion d'Etat, des pratiques derrière l'hypocrisie et les mensonges, des possibles émancipateurs contre des traditions inventées, des mots de femmes qui veulent être et vivre.
Reste une expression : « misère sexuelle » aussi répandue qu'imprécise. La misère sexuelle est une construction sociale, elle ne peut-être comprise qu'en regard des images fabriquées de ce que pourrait être le plaisir ou l'orgasme. Elle ne peut-être analysée qu'en prenant en compte les rapports sociaux de sexe (système de genre) et la construction de la sexualité dans ces rapports. Car il ne s'agit ici ni de caresses, partagées ou non, ni même de plaisir ou d'orgasme, mais bien d'accès à la pénétration vaginale, qui a beaucoup plus à voir avec la procréation qu'avec l'atteinte du plaisir. Les visions socialement étriquées (et incorporées) de la sexualité « obligée » pour les hommes définissent des normes qu'ils veulent imposer aux femmes, le reste étant méprisé sous le vocable de « préliminaires ». Et si justement la misère n'était que l'autre face de la scission liminaire ?
Mais dit autrement, la « misère sexuelle » des femmes à travers le monde, c'est leur objectivisation, la négation de leur être sujet et de leur puissance de jouissance…
La multiplication souhaitable d'autres livres,, sous cette forme ou sous d'autres manières, dans chaque région du monde, participe à rendre audibles les voix de femmes, visibles les concrets des réalités sexuelles – au delà des interdits, des préjugés, des fantasmes – vécues entre contrainte, double morale, volonté de maitriser son corps et ses désirs…
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