C'est un récit assez riche, qui aborde et entremêle pas mal de thèmes, à l'image de ce fragment de vitrail qui orne la première de couverture, lequel par ailleurs occupe la narratrice le temps de quelques pages du livre. C'est avant tout un roman de femmes, de l'arrière-grand-mère, la grand-mère, la mère, morte certes, à la fille, notre narratrice. C'est un roman d'amour partagé, d'histoires, celles de plusieurs cultures qui se rencontrent, se succèdent, se chassent, se combattent ou cohabitent dans une même ville, Lviv. Nommée différemment Lviv, Lwow et Lvov, selon l'époque pendant laquelle la ville était ukrainienne, polonaise ou bien encore russe. de quoi s'emmêler les pinceaux! Mais, à la façon de ces beaux clichés policés digne d'un prospectus d'offices de tourismes, j'imagine que la complexité historique de cette partie de l'Europe n'est égale qu'à sa richesse culturelle. Bref, nous voila dans l'ouest de l'Ukraine, dans l'ancienne capitale du pays, dont une partie est d'ailleurs inscrite au patrimoine mondial de L'UNESCO, ville à l'identité multiculturelle, à la fois polonaise et ukrainienne, galicienne, avec une pointe d'allemand, et soviétique évidemment. Même si la mort apparaît comme un point essentiel du roman, l'auteure dépeint son pays, sa ville avec une palette de couleurs chatoyantes, vives, telles qu'elle voie son pays, tel qu'il apparaît à travers son drapeau bicolore, partagé entre le jaune et le bleu. Tandis que le rouge, celui du sang, celui des soviétiques, celui lie de vin de la tâche de
Mikhaïl Gorbatchev, celle des menstruations qui font entrer cette enfant dans un nouveau monde. Enfin, Marianna est la "reine des neiges" d'une pâleur saisissante dans son linceul.
Au-delà de cette histoire familiale, et à l'image des dissemblances tout comme des ressemblances qui unissent aussi bien qu'elles séparent ces quatre femmes, il y a bien sûr cette ville contrastée, multiple, hybride, polyglotte, animée, aux diverses influences, mais quelquefois mystérieuse et incompréhensible dans laquelle Żanna Słoniowska nous entraîne. Une ville mixte, sur le point de s'émanciper petit à petit de sa tutelle soviétique. À l'instar de notre narratrice, qui apprend à composer avec toutes les influences contradictoires qu'elle reçoit, qui apprend à voir autrement qu'à travers son prisme manichéen, celui de la jeunesse. J'ai lu avec attention, et autant d'intérêt, cette jeune femme, qui se cherche, à travers sa mère, inaccessible et perdue, véritable figure lvivienne sacrifiée au nom d'une liberté collective, une jeune femme qui essaie de devenir autre chose que la pâle copie de sa mère.
Face à cette ville, l'union soviétique, l'ennemi, apparaît comme le monstre informe, cruel, qui dévore tout sur son passage ou les individualités n'existent pas, bourreau incontrôlable, tyran invisible néanmoins omniprésent, à sa couleur indélébile, à son odeur engorgée de sang. On ne sait plus vraiment si c'est un roman sur Lviv, une critique de l'ex-URSS, une saga familiale, tant les thèmes se fondent inéluctablement les uns dans les autres. Cette mère, Marianna, symbole d'une résistance, d'une révolution ukrainienne, porte la cocarde de cette volonté de liberté.
La narratrice, témoin privilégié de sa ville, et de son foyer, héritière à la fois d'une mère pro-ukrainienne et d'une arrière-grand-mère pro-soviétique, ne manque pas de rappeler que le conflit s'est importé au sein même de leur maisonnée. Ce qui est à mon sens un des points forts du roman.
Żanna Słoniowska a su créer un judicieux parallèle entre ces deux familles, celle des aïeules et celle de la patrie, pour illustrer toute la complexité de l'Ukraine et la difficulté de grandir en son sein. À la fois ukrainiennes et polonaises, en même temps que citoyennes soviétiques, ces quatre femmes représentent ce qu'est cette population ukrainienne, ce pays qui a subi au fil des siècles les influences de ses voisins, polonais, allemands et russes. Une famille, matriarcale, avec ses propres contradictions, qui oppose les générations, où l'homme a progressivement disparu et les femmes sont le ciment de cette société.
Un roman résolument féministe. Les femmes, mises à l'honneur, derrière l'homme renvoyé au second plan, sont celles qui transmettent leur art, la peinture, le chant, l'écriture et la mémoire de ce que la famille a été, leur héritage familial, et patriotique. L'auteure s'en sert à sa façon, dans son écriture, pour créer un lien indéfectible avec ses personnages, résistantes et combattantes de mère en fille, chacune à leur manière. Chant des disparus, des assassinés, des victimes soviétiques, des sacrifiés, et surtout chant de liberté, la narratrice endosse l'étendard de sa mère et continue son oeuvre, pour une Lviv, une Ukraine libre. Non pas en chantant, mais en écrivant, et peignant
L'art est le fil conducteur de ce récit, vous l'aurez compris, celui qui permet de se trouver une raison de vivre, de se trouver, de pouvoir composer une vie, loin de la tristesse et de la platitude, de la monotonie du rouge assourdissant de la vie soviétique, de la vie quotidienne. L'art salvateur de cette vie déterminée par cette machine soviétique. J'ai eu plaisir à apprendre à commencer à connaitre ce pays, et cette ville, auxquels je suis totalement étrangère, la complexité de cette nation, qui comme tous les autres territoires de l'ex-bloc soviétique, a dû retrouver la voix de son identité propre, imprégnée malgré tout de cette influence. On ne sait plus vraiment si c'est un tableau que
Zanna Sloniowska a voulu nous peindre, un opéra, un chant qu'elle a voulu nous faire entendre, peut être tout à la fois, en tout cas j'ai achevé ce livre les oreilles saturée de sa musique, les yeux agréablement gorgés de ses couleurs.
En revanche, aussi instructif que soit ce roman, j'ai trouvé l'écriture assez sèche, alors même que la narratrice parle de la perte de sa mère, comme si elle cherchait à prendre du recul en s'impliquant émotionnellement le moins possible. Elle m'a donné la sensation de vouloir à tout prix se détacher des sentiments qui la traversent afin de pouvoir mieux gérer son chagrin. Et que ce soit dans la peine, ou au contraire, dans l'amour, j'ai eu du mal à voir à percevoir réellement l'état d'esprit de la jeune ukrainienne, qui garde un ton plutôt formel tout au long du récit.
C'est un beau roman, qui porte la voix de femmes, porté par la voix d'une femme, celle de la fille de Marianna, de Lviv, qui voit un pays se reconstruite peu à peu, se retrouver une identité propre. Certes, notre narratrice ne possède pas la puissante voix de sa mère, mais le chant qu'elle nous transmet, plus doux, plus apaisant est peut-être le signe que la révolution est passée, et qu'il est temps d'aller de l'avant. On pourrait dire encore beaucoup de choses sur ce foisonnant récit, mais je vous laisse le soin de le découvrir par vous-même
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