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Critique de AMR_La_Pirate


Personnellement, c'est avec ce roman que j'ai découvert Somoza, considéré par la critique comme un écrivain qui a renouvelé le roman policier espagnol par des intrigues construites sur des trames policières mais qui touchent également au fantastique, à la terreur ou à la philosophie. Clara et la pénombre, publié en 2001 est un roman d'anticipation dans lequel il extrapole de manière cohérente sur certaines tendances de l'art contemporain dans un univers référentiel réaliste qui représente notre société.
Je livre ici le [trop] long résumé d'un travail de recherche que j'avais entrepris sur ce roman noir il y a environ deux ans ; je reconnais que ma lecture s'est moins intéressée aux péripéties de l'enquête policière qu'à l'étude du personnage féminin et la réflexion sur la place et le rôle de l'art.

Dans un futur dangereusement proche, Somoza invente le concept d' « art hyperdramatique » ou HD. Les modes de représentation ont évolué au point que le marché de l'art cote des toiles humaines. Les oeuvres sont en général figées, immobiles, en intérieur ou en extérieur mais elles peuvent aussi être animées ou interactives comme dans le cas des « art-shocks » ou de « l'art tâché », tableaux mobiles parfois à l'extrême du soutenable. Les modèles qui ne deviennent pas des oeuvres d'art servent de support à des objets décoratifs ou d'usage quotidien, lampes, tables, dessertes ou sièges par exemple. Les oeuvres et les objets humains sont ainsi loués, vendus et livrés à tous les regards.
Somoza invente une nouvelle forme de représentation dans laquelle la peinture est étroitement reliée au personnage principal féminin, Clara Reyes. Il revisite des tableaux célèbres, tout d'abord par des allusions implicites que chaque lecteur pourra s'approprier. le roman est divisé en quatre parties ou « pas » qui empruntent leurs titres au champ lexical de la peinture. Dans le premier pas, intitulé « les couleurs de la palette », nous voyons Clara, toile professionnelle exposée dans une galerie de Madrid, face à un miroir pour « Jeune Fille à son miroir », huile qui n'a rien d'extraordinaire, proposée à un prix accessible pour collectionneur moyen. le miroir est utilisé en peinture depuis le moyen-âge d'abord pour élargir l'image, refléter ce que l'oeil ne voit pas, ou montrer le hors champ. S'il faut chercher une première référence de tableau dès le début du roman, je trouve un rapprochement possible avec un tableau de Manet, « Devant la Glace » ou avec « La Psyché » de Berthe Morisot. Nous pouvons lire ici un effet d'annonce qui vient relayer l'épigraphe de Lewis Carroll au début du premier pas : Somoza a bien l'intention de nous faire « pénétrer dans la maison au miroir » pour nous montrer le monde de l'art au delà de ce que nous croyons connaître. le thème du miroir va lui servir de fil rouge, du tableau du début, « Jeune fille à son miroir » où il est ostensiblement visible à celui de la fin, « Suzanne au bain » où seule Clara le regarde puisqu'il est « situé à la base du podium et dissimulé au public » et dans lequel elle se voit comme « un camée lointain de traits peints » en passant par un épisode traumatique de son enfance au cours duquel elle est terrorisée par son propre reflet.
Le deuxième pas s'intitule « Les Formes de l'esquisse ». Clara a été engagée par la Fondation van Tysch et apprêtée. A l'issue des essais de couleurs, en s'observant dans un miroir, Clara « entrevoit la figure derrière l'esquisse : une jeune fille de Manet, grande, svelte, nue, rousse, aux muscles qui se détachaient un par un sans violence, comme dessinés par un expert ; sous la lumière du soleil, ses cheveux étaient une hémorragie lumineuse ». L'allusion à Manet m'évoque deux tableaux, « le Déjeuner sur l'herbe » ou « Olympia » qui ont été des objets de scandale ; dans ces deux tableaux, comme Somoza dans son roman, Manet est allé plus loin que ses contemporains ; il a voulu montrer une peinture nouvelle avec des couleurs plus vraies, des formes plus franches, des personnages plus modernes, une rupture avec les conventions. Dans les deux cas, la manière de peindre a presque autant choqué que les sujets traités. Somoza, toujours précédé d'une deuxième épigraphe de Lewis Carroll nous fait subtilement passer du sujet représenté à la représentation vivante, de la « figure de cire » à l'être vivant.
Le troisième pas correspond au « fini du tableau ». Les techniques d'art hyperdramatique se sont appropriées le célèbre clair obscur de Rembrandt avec des lumières spécialement conçues par un physicien russe. Clara devient « Suzanne au bain », un oeuvre de Rembrandt de 1647.
Le quatrième pas est consacré à l'exposition. « Suzanne au bain » y devient une « toile d'épouvante et de pitié ». Après la longue préparation, la toile finie, laisse le lecteur sur sa faim quand van Tysch donne solennellement le signal d'allumer les clairs obscurs et ne révèle finalement « rien de beau, mais rien d'humain non plus » ; cette double condamnation s'adresse à la fois au peintre du roman et à Rembrandt lui-même car dans son tableau qui se veut une oeuvre vouée à représenter une forme de réalité, Suzanne n'a aucune séduction : « les cheveux rouge foncé, [elle] vient de se déshabiller, il ne lui reste que sa chemise… Les deux vieillards sont arrivés par derrière… Ils se jettent sur elle. Elle a un pied dans l'eau comme si l'un des vieillards l'avait poussée… »

Clara semble ne pas avoir d'existence propre : elle ne trouve force et substance que dans l'incarnation de Suzanne : la jeune femme n'est que le support de l'oeuvre d'art et elle subit un processus de dépersonnalisation et de négation d'elle-même.
Au naturel, pourtant, c'est une jeune femme espagnole de vingt-quatre ans, indépendante et parfaitement adaptée à la société dans laquelle elle évolue ; elle est très belle, sportive, attentive à son corps, séduisante. Elle a un amant, pense souvent à la mort de son père quand elle était encore enfant, a des terreurs nocturnes. Mais, les affects de Clara ont été comme refoulés pour ne pas faire obstacle à sa réussite. Nous les voyons affleurer lorsque, émue, éprouvant crainte et joie en même temps, « terreur démesurée et joie extatique », elle touche enfin au but qu'elle s'était fixé. Nous la surprenons multipliant les contradictions dans un trop grand soucis de sincérité. Nous lisons sa fascination devant l'important trafic d'oeuvres d'art quand elle arrivera en Hollande, son anxiété tandis qu'elle attend la venue de Bruno van Tysch. Nous essayons, nous aussi, d'attraper « le petit animal qui luit dans [ses] yeux » et nous sommes troublés de la voir perdre et retrouver la faculté de pleurer. Enfin et surtout, revenue de la pénombre, nous la retrouvons dans le monde et dans la réalité, surgissant du tableau effacé « pour le meilleur et pour le pire », « comme si [elle respirait] pour la première fois».
En effet, les lecteurs que nous sommes, suivons Clara avec empathie dans son voyage au centre du tableau et dans une réflexion sur l'art. Comme toile professionnelle, elle doit abandonner toute pudeur et toute timidité, supporter la douleur, contrôler ses sensations comme ses nécessités physiologiques ou la contraction de ses muscles, faire preuve d'une patience infinie, être neutre, trouver pour supporter l'immobilité un rapport particulier au temps et à l'espace. Pour une toile humaine, la vie entière est au service de l'art ; il faut « laisser le peintre exprimer avec elle ce qu'il a en tête, non le comprendre » et pour se faire tout accepter, sans limites et sans barrières. En tant que toile, Clara aime « les extrêmes, l'obscurité au delà de la frontière » ; elle pense être « encore loin de son propre plafond. Ou de son fond » ; elle est prête à relever tous les défis pour servir son ambition : « je suis douce, je m'endurcis quand on me peint ».
Engagée par la Fondation van Tysch, Clara va alors subir une épreuve de « tension » particulièrement difficile. La tension correspond au portique d'entrée dans le monde de l'hyperdrame : certains artistes utilisent des infrastructures sado-masochistes ou alors créent une émotion préalable. Il n'y a pas de règles. Quoi qu'il se passe, la toile humaine ne peut qu'avancer. A l'issue de la tension, vient la phase d'apprêt qui consiste en fait en une terrible neutralisation, physiologique, psychologique et morale. Ainsi, pour atteindre à l'intemporalité de l'oeuvre d'art, Clara se met comme hors temps. Cette réification, cette servitude volontaire est en effet souhaitée par Clara : elle fait tout pour se sentir « comme un insecte. Comme quelqu'un qui a oublié son nom. Une toile de lin tissée de lignes blanches. […] Ne pas être ». Ainsi, dans Clara et la pénombre, l'art hyperdramatique est devenu une sorte de servitude volontaire, une forme d'esclavage sexuel légalisé, la prostitution du XXIème siècle.
Ainsi remise à zéro, Clara, la toile, va devenir le tableau et être identifiée à Suzanne, l'héroïne biblique de Rembrandt et revêtir une dimension tragique. Horreur et pitié sont des termes que Somoza emploie souvent au sujet de Clara ainsi que dans la description du tableau achevé. La jeune femme est toujours tirée vers l'accomplissement d'un destin de plus en plus tragique ; au moment de la signature, Clara « éprouve la sensation d'avoir fini, d'être achevée […] complètement achevée », « comme si elle était partie d'elle-même et avait éteint avant de sortir ».
Nous avons vu Clara dépassant ses limites pour atteindre le statut de toile originale du plus grand génie de l'art hyperdramatique au prix de tous les renoncements physiques, psychologiques et moraux, au prix du déni d'elle-même. Nous la savons en danger, victime sacrificielle désignée du tueur connu sous le nom de « l'Artiste ». Par ailleurs, même si la règle des trois unités chères à nos classiques n'est pas ici clairement respectée surtout au niveau du lieu puisque nous voyageons dans plusieurs pays et qu'au moins deux actions se superposent, l'évolution de Clara de simple toile en chef d'oeuvre et l'enquête sur les meurtres de l'Artiste, tout le roman se déroule somme toute sur un laps de temps assez court, entre le mercredi 21 juin 2006 et le 15 juillet 2006, le dernier acte ou quatrième pas tenant en un seule et longue journée.
Mais la tragédie dit aussi l'espoir de l'homme debout, qui lance un défi à un monde difficile à déchiffrer. L'épilogue du roman rend Clara à la vie, dans un certaine manière : « La vie et l'art se fondaient sur la même chose : aller et voir ». Clara a vécu une forme de katabase, une descente au plus profond d'elle même pour l'art hyperdramatique et elle en est revenue, différente : «Suzanne était effacée. Au-dessous avait surgi Clara Reyes, pour le meilleur et pour le pire. L'événement […] revêtait l'allure médiocre d'un échec de tentative de divorce. […] Elle allait devoir s'habituer aux aveux sincères. […] Bienvenue au monde, Clara, bienvenue à la réalité ». Clara vit une deuxième naissance : « c'est comme si je respirais pour la première fois ».

Somoza écrit un peu à la manière des clairs obscurs de Rembrandt. Il nous met face à la notion de « régime d'art ». Qu'est-ce qui donne le caractère d'oeuvre d'art à un objet ? Comment mesurer le beau ? Jusqu'où peut-on aller pour donner ou retirer la qualité d'oeuvre d'art ? Il met l'accent sur les dérives de l'art dans une société qui pourrait bien devenir la notre dans un avenir proche.
Pour ce faire, il fait intervenir le personnage de l'Artiste, bras armé du génie, psychopathe ou visionnaire à la fois, et une autre toile professionnelle, Póstumo Baldi, qui illustre « un monde qui s'est transformé en art, en simple plaisir de dissimuler, de feindre », un monde où tout n'est qu'apparence. Baldi peut atteindre un niveau de neutralisation de lui-même supérieur à celui décrit pour Clara. A ce niveau de performance, le lecteur ressent comme un malaise car la seule motivation connue de cette toile exceptionnelle en tous points, c'est l'argent. L'hyperdramatisme est donc avant tout un « business ». Et qui dit argent, dit pouvoir : le pouvoir est « une autre sorte d'art ».
De même, le personnage de Bruno van Tysch permet un portrait controversé du génie ; il est à la fois le maître et l'ombre, donne de lui une image changeante dans les revues et les reportages. On parle beaucoup de lui, comme d'un « automate sans vie propre », d'un « monstre de Frankenstein » comme si le créateur devenait créature, si le contact avec la société le rendait monstrueux ou s'il préfigurait une catégorie d'artistes qui n'auraient plus rien d'humain. Son oeuvre est liée à sa vie intime et à ses émotions. Si ce sont là deux notions qu'il lui importe peu de détruire chez ses toiles, il les exploite à fond quand il s'agit de créer ses tableaux. van Tysch incarne donc ici le culte du génie abîmé dans la figure d'un mage intouchable, en dehors de la morale commune, inspirant un respect et une idolâtrie démesurés. Avec le personnage de van Tysh, Somoza illustre et dénonce cette valorisation de l'attitude qui met l'art plus haut que tout au point d'aboutir à une pratique d'immolation à l'oeuvre d'art. Dans le personnage de van Tysch et sa quête d'absolu artistique, nous retrouvons le vieille distinction classique réactivée autour de la notion de génie : avoir et être, inné et acquis. le génie ne relève pas de l'avoir mais de l'être. La mort du génie prend ici toute sa signification puisqu'elle fait partie de l'oeuvre d'art.

Avec Clara et la pénombre, Somoza écrit à la fois un roman noir basé sur une transgression criminelle liée au monde de l'art et un roman d'anticipation qui projette le lecteur dans un temps futur proche mais encore fictif. L'auteur propose une critique de la société individualiste contemporaine et des institutions qui font vivre l'art ; l'invention de l'art hyperdramatique sert à montrer le triomphe du culte du MOI et de l'individu. Dans le roman, même en dehors des rapports marchands, les personnages ont du mal à entretenir des rapports sociaux, amicaux ou familiaux. Tout rapport non fondé sur l'argent ou le pouvoir est faible et éphémère. L'idéalisme de la société en matière d'art est exploité à des fins marchandes. Les tableaux suggérés ou directement mis en scène permettent un ancrage dans une forme de réalité artistique et esthétique suffisamment vraisemblable pour susciter une réflexion sur l'évolution des théories sur l'art. Somoza respecte l'art et les oeuvres d'art mais dénonce par un savant mélange d'intérêts financiers, de mondanité et de création le monde de l'art et ses dérives mystificatrices et malhonnêtes, voire criminelles.
Une lecture difficile, pour lecteur averti, qui questionne et force à la recherche.
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