«Ce qui m'intéresse, c'est d'exprimer, et non d'illustrer mes émotions»
(
Jackson Pollock)
Il m'est rarement arrivé de lire des journaux et des carnets personnels - la plupart du temps d'ailleurs de manière plutôt ciblée, sans les parcourir dans leur intégralité. Je préfère en la matière, de loin, la lecture d'essais autobiographiques ou de chroniques intimistes.
J'ai d'une part -peut-être à tort- le sentiment que c'est un genre inabouti, déstructuré et trop ramassé, réservé en principe aux chercheurs ou autres curieux et studieux de la genèse de l'oeuvre d'un auteur.
Aussi, que la somme d'une vie, peu importe laquelle, résulterait la plupart du temps, au niveau d'un quotidien purement évènementiel, en quelque chose d'une grande banalité sur le plan littéraire. Quel intérêt de lire des choses comme «tel jour à telle heure dîner avec les X», «migraine toute la matinée», ou « penser à trouver un restaurant kasher pour Grand-père », etc., parfois des pages d'affilée, avant de tomber sur une réflexion plus intéressante ou un passage un peu plus introspectif et construit, gracieux ou touchant ?
Enfin, il y a la sensation un peu fâcheuse de se voir par moment transformé malgré soi en une sorte de voyeur qui, tournant donc des pages et des pages farcies de broutilles sans grand intérêt, s'attendrait au moins à tomber de temps en temps sur quelque chose de plus croustillant à se mettre sous la dent, pourquoi pas quelques révélations intimes, petites misères personnelles ou vices plus ou moins coupables, avec ou sans les mea culpa d'usage (saviez-vous que
Susan Sontag n'aimait pas trop se doucher?), ou bien des passages transpirant entre les lignes cette mauvaise foi qui nous réunit tous en une seule grande communauté humaine lorsqu'il s'agit de justifier nos actes à nos propres yeux ? Même la dévotion que l'on voue à certains personnages publics, n'est-ce pas, peut parfois être non-dépourvue d'une certaine ambivalence...
Mais pourquoi alors ai-je acheté ce livre ?
Si vous voulez des détails (sinon, sautez ce paragraphe), voici, ci-après, un extrait provenant de mes propres carnets personnels :
06/05/23
Après-midi au Faouët avec A. Déjeuner au restaurant, puis café (+ des cookies à l'épeautre absolument délicieux, les meilleurs que j'ai jamais mangés !) dans un endroit tout à fait insoupçonné pour moi, ici, au fin fond de la Bretagne-centre rurale : une librairie-café («Le Temps de Vivre») !! Lieu très agréable, accueil très chaleureux.
De là où je suis assis à siroter mon café, le regard à la fois mélancolique et magnétique de
Susan Sontag (dont j'ai lu et beaucoup aimé «Les Amants du Volcan» il y a un mois ou deux) sur la couverture d'un livre exposé sur une table à proximité, paraît me dévisager avec insistance, comme s'il s'adressait à moi en particulier. Sans me poser de questions, charmé à la fois par le lieu et par cette paren
thèse enchantée, je l'ai acheté en partant. Il s'agit du premier volume d'extraits de ses journaux et carnets, «Renaître - 1947-1963», publiés à titre posthume par son fils,
David Rieff, quatre ans après la mort de l'auteure (j'apprends que Sontag est morte le 28/12/2004 : bien sûr je ne pourrai jamais l'oublier, c'est le jour où L. est né)
. . .
Qu'en est-il alors, une fois mes pénates regagnés et lecture ayant été faite?
À la différence peut-être des miens, ces carnets ne semblent pas avoir été écrits pour être lus par d'autres, excepté, nous dit
Susan Sontag, de «manière furtive» par «les gens, comme les parents ou les amants, à propos desquels on n'a été cruellement honnête que dans le journal». Ce serait même, de son point de vue, l'une des principales «fonctions sociales» de tous carnets intimes..!
Dans tous les cas, l'on peut d'emblée retenir leur grande et intransigeante honnêteté, personnelle et intellectuelle.
Sontag n'écrivant donc que par besoin personnel et pour elle-même, cela ne va pas non plus sans qu'un certain nombre d'entrées restent hermétiques et/ou imperméables à une compréhension claire par un lecteur extérieur. Certaines sont très parcellaires, sommaires, fort elliptiques, parfois laissées à l'état brut, incomplètes.
Le titre choisi par son fils, «Renaître», s'accorde en tout cas parfaitement à l'ensemble : il s'agit avant tout ici, selon les propres termes de la jeune Susan, de «se créer elle-même».
« Pourquoi l'écriture est-elle importante ? Principalement par égotisme, parce que je veux être ce personnage, un écrivain, et non parce qu'il y a quelque chose que je dois dire. Et pourtant, pourquoi pas pour cela aussi ? Avec un peu de renforcement de l'ego -comme le fait accompli qu'offre ce journal- je parviendrais à être sûre que j'ai (moi) quelque chose à dire, qui devrait être dit » (31/12/57)
Et comment !! Initié à l'âge de 13/14 ans, ce journal surprendra le lecteur dès ses premières pages par la détermination de l'adolescente à nourrir, notamment par des lectures de choix (parmi lesquelles l'on peut citer
Gide,
Rilke, Tolstoï ou encore «
La Montagne Magique» de
Thomas Mann...), un désir ambitieux de réfléchir et de s'exprimer sur des questions de fond, sur le sens de la vie et de l'art. Avec un talent et une fulgurance quelquefois absolument incroyables pour l'âge !
C'est ainsi, par exemple, que, le 13/12/49, à 15 ans, elle écrivait :
«La moralité structure l'expérience, et non l'inverse. Je suis mon histoire, et pourtant dans mon désir moral de comprendre mon passé, d'être pleinement consciente de moi-même, je deviens précisément ce que mon histoire démontre que je ne suis pas – libre» (!!)
« Renaître » par l'écriture implique cependant de réussir à s'aimer : pour pouvoir écrire, l'écrivain doit «être amoureux de lui-même » ; pour sortir de la «paresse d'écrire», il lui faut «le désirer physiquement». Deux questions, l'estime de soi et le désir physique, qui semblent avoir été problématiques, cruciales, pour la jeune femme et écrivaine en devenir, depuis la découverte à l'adolescence de son attirance pour les femmes, son mariage intempestif à 17 ans avec le sociologue et critique culturel Philip Rieff, ou encore la maternité, puis surtout dans ses grandes histoires d'amour inapaisées et parfois orageuses avec des femmes de la part de qui elle attendra un amour fusionnel et systématiquement frustré,
H. D abord, I. ensuite.
«Mon amour veut l'incorporer totalement, la manger. Mon amour est égoïste », écrit-elle à 26 ans, à propos de I. (la metteuse-en-scène et dramaturge Maria Irene Fornés, rencontrée à Paris). C'est avec beaucoup de lucidité qu'on la voit, dans ces pages, à travers parfois quelques notes lapidaires épingler ses comportements d'extrême dépendance amoureuse, ses compromissions et réactions paradoxales («chaque douleur sait comment trouver son plaisir !») ou ce qu'elle identifiera en elle comme relevant de cette notion de "mauvaise foi" sartrienne et s'amusera à analyser comme un personnage à part, sorte de double qu'elle baptisera «X».
Personnalité complexe, Sontag est touchante dans ses efforts de jeune adulte qui essaie, parfois en vain, de réunifier ou, au mieux, de concilier des aspects contradictoires de sa personnalité, montrant en même temps une grande finesse, à la fois intellectuelle et émotionnelle, et une grande détermination dans les combats qui lui tiennent à coeur, contre la bêtise et les idées reçues, mais aussi contre elle-même et sa fragilité intrinsèque.
À travers ces notes et impressions à l'aspect souvent inachevé, discontinu ou fragmentaire, au lecteur d'accepter -ou pas- de se livrer à un travail proche de celui de l'apprenti-archéologue sur le terrain, travail minutieux de tri, de séparation entre ces scories du quotidien auxquelles nous nous accrochons tous par moment afin d'avoir le sentiment d'exister -listes de courses existentielles à date rapprochée de péremption, de voeux pieux («me laver tous les jours» revient souvent ici !) qu'on ne suivra forcément pas, de livres qu'on finira par ne pas lire, de films vus, de sorties et de dîners mondains... - et ces vrais précieux tessons de céramique qui s'y retrouvent disséminés par endroits (et dont j'ai essayé de vous proposer un bref échantillon) permettant, lorsque on les assemble, de voir émerger dans tout son éclat la pensée originale de
Susan Sontag.
Une pensée qu'on voit ici sourdre et s'écrire, par pure nécessité, se défiant dès ses tout premiers jets des faux-semblants ou de toute autre forme d'auto-complaisance :
«L'esprit est une putain.
Mes lectures visent à rassembler, à accumuler, à stocker pour l'avenir, à combler le trou du présent. La sexualité et la nourriture sont deux mouvements entièrement différents -des plaisirs en soi pour le présent- ils ne servent pas le passé + l'avenir. Je ne leur demande rien, pas même le souvenir.
La mémoire est le test. Ce dont on veut se souvenir -tandis qu'on se trouve encore dans l'acte de l'expérience- est corrompu.
L'écriture est un autre mouvement, libre de ces restrictions. Une décharge. Payer la dette à la mémoire.»
. . .