C'est un roman très atypique. Son prologue augure un conte fantastique et son déroulement évolue vers une autobiographie aventureuse presque réaliste, prenante et mélancolique, d'un être né d'une femme et d'un ours et soumis aux contraintes mercantiles de l'espèce humaine. Combattant dans l'arène puis bête de cirque, l'ursidé raconte sa vie malheureuse qui le ballottera même sur les océans. Après un superbe envol poétique dans les derniers chapitres, la légende s'éteint dans un épilogue laconique, un peu abrupt, où sont récapitulées les opérations prosaïques qui cèlent le sort ultime des animaux de zoo. le trivial rattrape le prodige auquel on a su croire, mais les monstres n'ont pas toujours droit aux contes merveilleux...
Qui lira ce livre ne parcourra sans doute plus d'un oeil réjoui les parcs animaliers, car donner parole et conscience à l'ours fait de lui le témoin idéal au tribunal des torts faits aux êtres dits inférieurs.
Le bon ours de
Joy Sorman a des désirs et des émotions humains et, voilà le drame, il est entouré dans un cirque par des femmes qui l'ont adopté, ainsi la saisissante Madame Yucca, une géante à sa taille : "Madame Yucca désirait peut-être cette union, mais humain trop humain j'ai réprimé avec obstination mon désir mon instinct, refluant, renonçant — tous les élans de mon corps désormais circonscrits aux seuls numéros de cirque —, colonisé par les souvenirs d'une violence que je ne voulais ni lui transmettre ni lui infliger. La serrant contre moi dans l'obscurité embaumée et chaude de ma cage, je me suis vu homme entravé et animal empêché, bestialité perdue et évidence disparue, je me suis vu éloigné de ma vie, homme invisible et bête incertaine, je me suis vu bander en vain." Une transcendante et émouvante rencontre qui survient à la fin du récit portera à son paroxysme l'ambiguïté de l'être hybride, exploration inquiétante de la frontière entre humanité et bestialité.
Certains ont un avis réservé sur ce roman, dont Emmanuelle Caminade qui le trouve inabouti, avis qu'elle justifie d'ailleurs bien et qu'on peut comprendre, dans la mesure où l'auteure aurait pu aller plus loin avec ce thème magnifique, qui lui a été inspiré par L'histoire d'un roi déchu de
Michel Pastoureau. Je me demande si certains n'ont pas été surpris, voire déçu, de ne pas rencontrer les aventures hors du commun que présageait le fruit légendaire de l'accouplement de la plus belle fille du village avec un ours prédateur sexuel, qui la retient captive dans une tanière à flanc de montagne. La destinée du monstre né de ce couple hors nature est finalement presque dérisoire et triste, même si le chemin qui l'y mène est quelquefois houleux. Toutefois, qu'il le raconte dans un livre m'a paru extraordinaire, et cela, soulignons-le d'abord, grâce à l'écriture somptueuse d'une vraie écrivaine, déjà remarquée avec
Comme une bête, car combien d'indulgences ne concédera-t-on pas à un scénario pour se l'entendre raconter avec une si belle musique, une si éloquente parole, à côté de tant de misérable bafouille ?
Et si le pacte fabuleux conclu avec
Joy Sorman, celui d'accepter de croire que
la peau de l'ours recèle un esprit humain, si ce pacte persistait... Comment recevoir, désormais, la prunelle de l'ours qui nous observe de la fosse ?
Lien :
http://christianwery.blogspo..