Le 18 juin 1910,
Natsume Soseki est hospitalisé à Tokyo pour un ulcère à l'estomac. Il quitte l'hôpital le 31 juillet et part se reposer à Shuzenji, dans la péninsule d'Izu, en face de Shizuoka. La ville est une station thermale et connue pour son temple bouddhiste. Mais dès le 24 août, une hémorragie le laisse pour mort durant trente minutes. Contre toute attente, il en revient, et quinze jours après il peut déjà se remettre à son journal, notant ses ressentis sur son état de santé, son environnement, ses impressions de lecture…
Il s'attèle à
Choses dont je me souviens le 20 octobre, quelques jours après être revenu à l'hôpital de Tokyo qui l'avait accueilli en juin. Ce texte marque le retour de Soseki à la poésie, qui ponctue chacun des chapitres avec un haïku ou un kanshi, poème en chinois classique. Il reprend tellement goût à la poésie que par la suite il ne cessera plus de composer des poèmes. Il a beaucoup souffert de son ulcère en juin, crachant du sang en quantité, ce qu'il nous décrit par le détail, à tel point dit-il « qu'en comparaison de cette torture, les jours que j'ai vécus à la suite de ce 24 août mémorable furent empreints de sérénité et s'écoulèrent dans un calme ineffable. » Il aura ressenti une sorte de bien-être, d'apaisement dans cette expérience de la maladie. Ce sentiment provient certes de la joie d'avoir échappé à la mort, mais aussi d'être libéré d'un quotidien étouffant, où il doit produire des romans ─ il le fera à rythme effréné dans les dernières années de vie ─, et, on l'imagine, d'assumer ses charges de famille (il a déjà cinq enfants)...Soseki se laisse porter, à regarder le ciel bleu, apprécier la gentillesse de celles et ceux qui se dévouent à son chevet, sa femme, le personnel médical, ou de ses amis qui lui écrivent, et se délecter des différentes sortes de fleurs qu'on lui apporte. Pétri de culture européenne, (il a voyagé en Angleterre), il lit les grands esprits littéraires et philosophiques de son temps,
Dostoïevski,
Nietzsche...
Soseki fait preuve d'une grande humilité, en tant qu'écrivain, jugeant ses poèmes de piètre qualité, mais aussi en tant qu'homme qui a frôlé la mort. L'homme n'est décidément pas grand-chose : « Quand on considère ce que nous sommes au regard de l'évolution des êtres vivants sur trois générations, à plus forte raison quand on se fonde sur l'histoire du système solaire qui se meut sans pitié et évolue implacablement en fonction des principes de la physique, on s'aperçoit que l'être humain ne dispose que d'une infime parcelle de vie. Comment alors ne pas prendre conscience de la vanité de nos émotions et de nos sentiments ? » Même humilité devant ces trente minutes sur le fil, dont il avoue n'avoir pas saisi grand-chose : « Je suis mort une fois. Et j'ai fait l'expérience de la réalité de la mort que je ne faisais qu'imaginer en temps ordinaire. Oui, je suis allé au-delà du temps et de l'espace. Mais ce dépassement n'a eu ni pouvoir ni signification. J'ai perdu ma personnalité. J'ai perdu ma conscience. Mais c'est seulement cette perte qui est évidente. Comment pourrais-je devenir un fantôme ? Comment pourrais-je rencontrer une conscience plus grande que moi ? Moi qui suis pusillanime et superstitieux de surcroît, je n'ai fait qu'apprendre d'autrui ce qui m'était arrivé et l'expérience que j'ai faite demeure un mystère qui me dépasse ».
J'ai été surpris moi-même de garder mon intérêt intact de bout en bout. Les chapitres très courts, l'élégance de style (très bien servie par la traduction d'
Elisabeth Suetsugu), la « profondeur simple » de la pensée de l'auteur et le rituel poétique de fin de chapitre, le tout sur 160 pages, ont fait que j'ai pris plaisir à savourer ce récit de malade.
Les poèmes sont beaux, ils célèbrent la nature. J'ai plus apprécié les kanshi probablement, dont la forme est finalement plus familière aux occidentaux que les
haikus si elliptiques. Soseki montre ici sa stature de père fondateur de la littérature nippone moderne. Il est au centre de tout, car il réussit la synthèse de toutes les influences, il a assimilé les apports de la culture occidentale durant cette ère Meiji qui s'achève, mais ne renie pas la culture japonaise, qu'il porte en lui dans une expression laïque, où le bouddhisme et le shintoïsme se font très discrets. Il n'a pas vu grand-chose dans cette expérience de mort imminente.
C'est un livre qui comporte beaucoup de moments faits de souffrance, de tristesse, de peur. Pourtant, en plus d'un humour discret, il nous fait finalement vivre le vieillissement et les déboires de santé dans une forme de sérénité. Chaque jour qui passe nous rapproche un peu plus de la fin, il n'y a rien que nous puissions faire pour l'empêcher, il ne sert à rien de se plaindre. Au total, l'universalité du propos et la poésie qui s'en dégage, ce fatalisme non pleurnichard, cette espérance agnostique qui imprègnent le récit, en font un livre attachant, intemporel, qu'on aimerait conserver à son chevet pour picorer, qui un chapitre, qui un poème.
Soseki retournera avec avidité dans le quotidien d'un écrivain travailleur, prolifique, qui publiera romans sur romans, et de nombreux poèmes, tout en étant assailli de manière répétée par les problèmes de santé. C'est comme s'il avait eu le pressentiment de l'urgence, la mort le rattrapant brutalement à sa table de travail en 1916, en train d'écrire son dernier roman,
clair-obscur, à moins de cinquante ans.