C'est la guerre entre la Russie et le Japon. En ce début d'année 1905 Port-Arthur a été pris par l'armée japonaise. Un jeune chat sans nom vagabonde et entre par effraction, à cause de la faim et du froid, dans la maison d'un professeur, bravant à plusieurs reprises la violence de la domestique qui le jette dehors; mais le professeur finit par le laisser entrer. Celui-ci est un homme taciturne, miné par une maladie d'estomac, s'intéressant peu à sa femme et ses filles... Bref le portrait est peu flatteur et notre chat observe avec un regard caustique, dans la maison du professeur, un monde d'intellectuels désoeuvrés, d'huluberlus, dont les conversations sont interminables et vaines, d'hommes d'affaires cupides et vulgaires. Dans ce roman publié d'abord en feuilleton, Sôseki fait une satire de la société japonaise de l'ère Meiji, avec autant d'humour que d'amertume.
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Les pattes de chat font oublier leur existence ; on n’a jamais entendu dire qu’elles aient fait du bruit par maladresse, où qu’elles aillent. Les chats se déplacent aussi silencieusement que s’ils foulaient de l’air ou que s’ils marchaient sur des nuages. Leur pas est doux comme le bruit d’un gong en pierre qu’on frappe dans l’eau, doux comme le son d’une harpe chinoise au fond de quelque caverne. Leur marche est parfaite comme l’intuition profonde et indescriptible des plus hautes vérités spirituelles.
On dit que selon un livre appelé Bible ou quelque chose de ce genre, la creation procède de dieu, et qu'ainsi l'homme est également une créature de Dieu. L'homme a donc accumulé ses observations pendant plusieurs millénaires et en même temps qu'il a tendance à trouver du mystère et de l'émerveillement partout, il est de plus en plus enclin à reconnaître l'omniscience et l'omnipotence de Dieu. La raison en est qu'il y a des foules et des masses d'hommes en ce monde, mais il n'y a pas deux qui aient le même visage. Les composants d'un visage sont bien sûr limités, et les dimenssions en sont à peu près les mêmes partout. En d'autres termes, tous les hommes sont faits des mêmes ingrédients, mais le résultat n'est identique nulle part. On ne peut qu'admirer la technique du Créateur qui peut imaginer tant de visages différents avec d'aussi simples matériaux. Cette énorme variété ne peut s'expliquer que par une imagination très originale. Si on considère qu'un peintre, durant toute sa vie, ne pourrait composer en y mettant tous ses efforts que douze ou treize sortes de visages différents, on ne peut s'empêcher d'admirer l'adresse extraordinaire du Créateur qui a entrepris seul la réalisation des hommes. C'est une technique qu'on ne peut en aucun cas trouver dans les sociétés humaines, et on peut sans inconvénient la tenir pour toute-puissante. Sur ce point, l'homme semble se faire petit devant Dieu, et si on se met à sa place, on comprend sa modestie. Toutefois, du point de vue d'un chat, ces faits eux-mêmes peuvent être interprétés omme une preuve de l'incompétence de Dieu. On peut affirmer que s'il n'est pas totalement incompétent, il n'est certainement pas supérieur à l'homme en ce domaine. Car on peut en effet dire que Dieu a créé autant de visages que d'hommes, mais cette infinie diversité faisait-elle partie de son idée de la création, ou bien a-t-il commencé sa création en voulant faire tous les visages identiques, et cela s'est-il soldé par un échec à chaque essai, produisant ainsi la confusion actuelle? Personne n'en sait rien. Si on peut considérer la création de tous ces visages comme un monument du succès de Dieu, ne peut-on pas également penser qu'elle représente les ruines de son échec? Ainsi, il est légitime de parler de toute-puissance, mais rien n'empêche de porter au contraire un jugement d'incapacité.
Ces temps derniers, je me suis mis à faire un peu d'exercice. D'aucuns vont immédiatement m'assommer de sarcasmes:"Qu'est-ce que ce chat se croit pour prétendre qu'il fait de l'exercice?" À ceux-là, je voudrais faire remarquer que jusqu'à une époque récente ils ne comprenaient rien eux-mêmes à l'exercice ou au sport, et qu'ils estimaient que manger et dormir était l'essentiel de leur destinée. Auraient-ils oublié qu'ils passaient leur vie les bras croisés sans arriver à arracher leur fesses à moitié pourries de leur coussin, sous prétexte que l'homme éclairé est celui qui a atteint l'état d'inaction parfaite, et tout cela en assurant d'un air hautain que c'était pour l'honneur de leur maître? Maintenant on nous assène de toutes parts des recommandations stupides telles que: " Prenez de l'exercice, buvez du lait, douchez-vous à l'eau froide, prenez des bains de mer, allez humez les brumes de la montagne quand l'été est chaud." C'est une maladie nouvelle qui s'est propagée de l'occident vers notre Pays des Dieux, et on doit la considérer au même titre que la peste, la tuberculose ou la neurasthénie. Certes, étant né l'année dernière seulement, je n'ai qu'un an et je ne peux avoir aucun souvenir du temps où les hommes ont été frappés par cette maladie. De plus, cela a dû se passer avant que mon existence se précise dans les régions éthérées de ce monde éphémère, mais on peut considérer qu'un ans de la vie d'un chat correspond à dix de la lie d'un homme. Notre vie est deux à trois fois plus brève que celle des hommes, mais si on tient compte qu'un chat peut s'accomplir parfaitement durant ce court laps de temps, on voit qu'il y a erreur sérieuse à estimer de la même façon la vie d'un homme et celle d'un chat. Je n'en veux pour preuve que cette faculté de raisonnement que je possède alors que j'ai à peine un an et quelques mois. La troisième fille de mon maître a trois ans, paraît-il, et son développement intellectuel est d'une lourdeur que je n'arrive pas à qualifier. Elle ne sait rien faire d'autre que pleurer, mouiller son lit et téter sa mère. Je suis hors de toute comparaison avec elle, moi qui déplore déjà l'état de ce monde et m'insurge contre les tendances de notre temps. Il n'y a donc rien de surprenant à ce que j'aie assimilé l'histoire de la gymnastique, des bains de mer et de la thérapeutique du changement d'air. Et s'il se trouve quelqu'un pour être surpris, ce ne peut-être qu'un homme, le stupide infirme à deux pattes.
Je suis un chat. D'aucuns se demanderont comment un chat peut décrire aussi fidèlement ce qui se passe dans la tête de son maître. Cela n'a rien de difficile pour un chat, car je suis passé maître dans l'art de lire la pensée. Qu'on ne me demande pas depuis quand, cela n'a aucune importance. Je sais le faire, c'est tout. Quand je dors sur les genoux d'un homme, je frotte doucement ma fourrure lisse contre son ventre. Cela produit une sorte d'électricité qui transmet tout ce qui se passe en lui dans mes yeux et ma tête. L'autre jour, alors que mon maître me caressait gentiment la tête, je l'ai brusquement senti se laisser aller à une envie irrésistible : on pourrait faire un gilet bien chaud avec ma peau. J'ai lu instantanément cette idée impensable dans le fond de son cœur, et je n'ai pas pu m'empêcher de tressaillir d'effroi. Ce n'est pas de tout repos.
Il n'y a rien de plus difficile à comprendre que la psychologie des hommes. Je ne sais pas du tout si mon maître est maintenant en colère ou s'il est joyeux, ou encore s'il cherche l'apaisement dans les livres des philosophes. Considère-t-il le monde d'un oeil sarcastique ou désire-t-il le fréquenter, s'irrite-t-il contre des riens ou s'est-il élevé au-dessus des choses de cette terre ? Je ne peux le dire. Tout cela devient très simple pour nous les chats. Nous mangeons et dormons quand le besoin se fait sentir, nous nous mettons en colère sans aucune retenue et nous miaulons de tout coeur quand l'occasion le demande. Et d'abord, nous ne perdons surtout pas de temps à tenir un Journal. Quel en est le besoin ? Un homme comme mon maître, qui à deux facades, en éprouve peut-être la nécessité pour se délivrer dans l'intimité des aspects de sa personnalité qu'il ne peut montrer aux autres, mais pour nous autres chats, les différentes activités et les divers besoins de notre vie quotidienne sont notre seul Journal. Nous n'avons donc pas la peine de préserver notre vraie personnalité par des procédés aussi fastidieux . Si on a le temps de tenir un Journal, pourquoi ne pas l'employer à dormir sur la véranda ?
Bonjour et bienvenue dans le monde de notre Vie Intérieure. Nous parlons aujourd?hui de la mort?
« Il cessa de pleurer, et, le visage tourné vers le mur, il se mit à réfléchir, l?esprit obsédé par cette unique pensée : Pourquoi, pourquoi cette chose épouvantable ? Mais quoi qu?il fît, il ne trouvait aucune réponse. Et quand l?idée qu?il n?avait pas vécu comme on doit vivre se dressait devant lui, il chassait cette idée bizarre en se rappelant aussitôt la parfaite correction de son existence. Presque toujours le visage tourné vers le mur, il souffrait, seul, de ses souffrances insolubles, il se plongeait, seul, dans ses pensées insolubles. « Qu?est-ce donc ? Est-ce vraiment la mort ? » Et la voix intérieure répondait : « Oui, c?est la mort ». ? « Mais pourquoi ces souffrances ? » Et la voix intérieure répondait : « Comme ça, pour rien. »
Tolstoï, La mort d?Ivan Illitch.
Comme tous les êtres vivants, nous allons mourir un jour. Mais à la différence des autres êtres vivants, nous en sommes conscients. Ce qui fait dire à Woody Allen : « Depuis que les humains se savent mortels, ils ont du mal à être tout à fait décontractés ». Alors, pour nous décontracter, nous nous efforçons de ne pas trop y penser : « L?homme est adossé à sa mort comme le causeur à la cheminée », écrit Paul Valéry.
Mais la mort parfois nous tire par la manche. Nous sommes impliqués de loin, par la disparition d?une connaissance ou d?une célébrité ; nous sommes en présence du corps sans vie d?un ami, près d?un cercueil, à côté d?une tombe? Ou, plus déstabilisant encore, nous sommes impliqués dans notre propre chair, au travers d?une maladie menaçante diagnostiquée chez nous.
Alors, nos illusions s?envolent. le temps de l?insouciance et des fausses croyances est terminé : nous ne pouvons plus faire comme s?il nous restait un temps illimité à vivre. Non, le temps qu?il nous reste n?est pas illimité. Pire, il est incertain, et peut-être serons-nous morts demain.
Face à la mort et au cortège de peurs qu?elle pousse devant elle, c?est notre vie intérieure qui peut nous donner force et lucidité. Sans un salutaire travail de l?âme, notre crainte de la mort influence et parasite notre vie. Les recherches scientifiques ont montré qu?en activant la peur de la mort, on pousse les humains à plus de matérialisme, plus d?égoïsme, plus de rigidité psychologique. A l?inverse, s?entraîner à un abord lucide, apaisé et réaliste, de l?idée de sa mort apporte peu à peu une forme d?apaisement et d?équanimité, envers une perspective qui ne réjouit, tout de même, personne ! C?était le conseil de Montaigne : « Otons-lui l'étrangeté, pratiquons-la, accoutumons-la, n'ayons rien si souvent en la tête que la mort. »
Alors, de notre mieux, accueillons les irruptions de la mort dans nos vies : devant les faire-part de décès, à l?écoute du glas de l?église voisine? Immobilisons-nous, et laissons toutes les images, les pensées et les souvenirs liés à la mort se répandre en nous ; efforçons-nous, simplement, de rester reliés à notre respiration, au souffle de la vie en nous et autour de nous.
Rendons-nous, de temps en temps, dans les cimetières ; prenons le temps d?y marcher dans les allées, de nous y asseoir ; et là encore, sans rien chercher, sans rien poursuivre, laissons-nous habiter par ces instants, observons cet environnement de vie et de mort mêlés. Restons là, à écouter le chant des oiseaux, le pas des visiteurs sur le gravier? J?ai souvent fait cet exercice avec certains de mes patients qui souffraient d?une anxiété de la mort, et nous en avons gardé, eux et moi, des souvenirs d?expériences très fortes, et paradoxalement très douces.
Connaissez-vous ce haïku du poète japonais Natsume Sôseki ? « Sans savoir pourquoi / J?aime ce monde / Où nous venons pour mourir. ». le contraire de la mort, c?est la naissance. Nous sommes entrés, nous allons sortir. Et entre les deux il y a la vie. Vous ne trouvez pas qu?elle est belle ?
À demain, et ne perdez jamais le lien? avec vous-même.
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