AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Erik35


FAMILLE, JE VOUS HAIS-ME.

L'histoire est celle d'un jeune homme, Jirô, qui a prévu de partir en randonnée avec un ami. Mais cet ami est à l'hôpital, souffrant d'étranges maux d'estomac. Jirô prolonge cependant son séjour chez une relation familiale, Okada, un homme qui se sent redevable car il a séjourné dans cette famille pendant ses études. Okada s'est mis en quête d'un mari convenable pour Osada, une jeune femme qui semble être la protégée de la famille de Jirô et dont ils aimeraient bien se “décharger” en la mariant. Après s'être assuré que l'homme choisi par Okada est un parti acceptable, il passe quelque temps à Osaka avec sa mère, son frère et sa belle-soeur venus de Tokyo le rejoindre.

L'ami étant donc hospitalisé, le voyage prévu est annulé. Rompant brusquement la trame romanesque attendue, le récit dérive sur la chronique familiale. Ichirô, le frère aîné de Jirô, intellectuel tourmenté, s'interroge sur la fidélité de sa femme Nao et sur le sens du mariage. Nao est-elle amoureuse de son beau-frère ? Est-elle tout simplement attirée par la simplicité du jeune homme ? Rien n'est vraiment élucidé de ces vies à l'abri des contraintes matérielles. Une nuit de tempête, Jirô se voit contraint de dormir dans la même auberge que sa belle-soeur, sans pouvoir rejoindre le reste de la famille. Cette séquence exacerbe violemment le récit. Mais, pour autant, l'explosion attendue par le lecteur n'aura pas lieu, Sôseki s'acharnant à dérouter son lecteur, et pas qu'un peu, la conversation entre les deux jeunes gens dérivant sur le thème de la mort, non celui de l'amour.

Tout au long de ce surprenant récit constitué d'une succession de chapitres très brefs interrompant bien souvent qui une action, qui une réflexion, qui une description ou une flânerie, mais insinuant ainsi une rythmique tout aussi soutenue qu'incessamment surprenante, comme si l'ensemble suivait les percussions subtiles d'un joueur de taiko, Jirô, beau garçon sans doute, promis à une existence traditionnelle, ne dit à peu près rien de sa vie sexuelle, de ses aspirations profondes ni de ses rêves, mais nous fait suivre les tribulations intimistes d'une famille japonaise de l'ère Meiji. Ce qu'il évoque le plus intensément c'est l'abîme qui le sépare de son frère : une forme d'amour impossible qui ne trouve son chemin que dans l'incomplétude, l'incompréhension, un respect fraternel presque maladif - l'aîné est un pur intellectuel, professeur d'université reconnu tandis que son puîné est un simple "rond de cuir" -, appesanti par la puissance de la tradition et des normes sociales qui, bien souvent, trouvent leur résolution au cours d'inattendues explosions de colère.

Les relations interpersonnelles sont au centre du roman où il ne se passe presque rien en terme d'action (on y voyage bien un peu mais c'est souvent pour mieux regretter son chez soi), tandis que la tension ne cesse pourtant de se renforcer au fil des pages. Natsume Soseki met ainsi l'accent sur les conflits entre les membres de la famille, leurs ressentiments, les incompréhensions des uns envers les autres, leurs taquineries et leurs difficultés à se supporter malgré l'amour qui les unit, et que traverse un sentiment profond et irrémédiable d'incommunicabilité parce qu'il est tout simplement impossible de véritablement connaître l'autre, même si l'on vit à ses côtés de tout temps. le mariage - n'oublions pas que nous sommes en des temps et en des lieux où les normes et les liens sociaux comptent infiniment plus qu'aujourd'hui - est aussi ce qui occupe les pensées de chacun. Quand donc Jirô trouvera-t-il une bonne épouse et quittera-t-il le foyer familial ? Comment les rapports père-fils peuvent-ils trouver leur équilibre (n'oublions pas que la norme d'alors était, pour l'aîné de la famille, de maintenir les parents au sein de la demeure commune avec toutes les difficultés que cela peut représenter) ? Comment se comprendre entre époux (les mariages étant alors plus ou moins arrangés) tandis que tout vous sépare en dehors d'une certaine condition sociale équivalente ? Autant de questions auxquelles l'auteur de l'Oreiller d'herbes a l'intelligence et l'immense finesse de ne pas répondre d'un bloc ni frontalement, laissant entre les mains du lecteur une infinité de pistes qui trouvent une grande part de leur résolution dans les cinquante dernières pages, absolument haletantes et époustouflantes au cours desquelles l'écrivain déplace et déroute, dans toutes les acceptions du verbe, le fil de ce récit certes dramatique mais à la trame presque trop évidente en retirant au narrateur des neuf dixième de ce roman - le frère cadet Jiro - la seule responsabilité de l'histoire en cours, la confiant à un parfait inconnu, ami d'étude d'Ichiro l'aîné. C'est alors une longue lettre, saisissante et hiératique, qui parachèvera ce long texte, ne laissant pas de surprendre jusqu'au bout l'amateur. S'y entremêlent de puissantes réflexions philosophiques, éthiques, métaphysiques que l'ultime périple de celui qui s'avère sans doute être le véritable voyageur du titre éponyme, Ichiro, échange avec son compagnon de route, cet ami en tout point différent de lui mais si précieux pour cette même raison, et qui nous valent d'ailleurs quelques merveilleuses pages sur l'amitié entre deux êtres lorsqu'ils ne conversent pas sur de tous autres sujets.

Qui voudra lire ici un texte épique, une évocation onirique ou, moins encore et malgré son titre, un récit de voyage à travers le Japon du début du siècle dernier sera, assurément, très déçu. Bien que certaines pistes soient données par le créateur de Je suis un chat quant aux sources et aux références (occidentales, en particulier) lointaines, aux clés d'interprétation diverses - Baudelaire est cité, de même que Maeterlinck, Flaubert. On retrouvera aussi le "Es muss sein" du quatuor à corde n°16 de Ludwig von Beethoven, dont il faut lire l'interprétation lumineuse de Milan Kundera dans L'insoutenable légèreté de l'être, certaines pièces du théâtre traditionnel japonais, etc -, il est indéniable que celles-ci sont trop faibles - et d'ailleurs très souvent considérées comme peu valables voire erronées, ou encore trop vieillies dans les descriptions de Jiro - pour rendre compte des intentions très originales de cet écrivain et poète majeur du Japon moderne. Il restera donc au lecteur patient de s'y reprendre à plusieurs fois, de creuser, d'approfondir sa connaissance de l'oeuvre de Natsume Soseki pour toucher un peu mieux du doigt toute la profondeur, toute les subtilités d'un créateur au génie incontestable mais qui savait cacher l'immensité de ses méditations à l'intérieur de scènes passablement anodines de l'existence de ces êtres de papier.
Commenter  J’apprécie          290



Ont apprécié cette critique (28)voir plus




{* *}