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Critique de Woland


Michikusa
Traduction : Elisabeth Suetsugu

ISBN : 9782877301947

Seul le hasard a voulu que je m'attaque à l'oeuvre de Sôseki par l'un de ses derniers volumes. J'étais persuadée de posséder "Oreiller d'Herbes", son quatrième ouvrage; et, en fait, il s'agissait de l'avant-dernier, "Les Herbes du Chemin". Neuf ans séparent les deux livres, ce qui semble assez court mais est bien suffisant pour établir une différence entre l'oeuvre de jeunesse et les derniers textes. Face à "Oreiller d'Herbe" par exemple, "Les Herbes du Chemin" est nettement le plus mélancolique et aussi le plus autobiographique. Comme vous pouvez le lire dans sa microbiographie sur Nota Bene, l'enfance du futur écrivain fut cruellement assombrie tout d'abord par le fait de n'avoir pas été un bébé désiré et ensuite par son adoption par un couple sans enfants - la coutume japonaise est très souple sur le sujet en raison de la question du bouddhisme shinto qui impose que le culte aux ancêtres soit rendu par un enfant mâle - qui, chose assez peu banale, le renvoya dans son foyer originel lorsque l'époux et l'épouse ne parvinrent plus à s'entendre. le futur écrivain avait alors neuf ans.

Petite enfance épineuse et chaotique donc qui compte, certainement, quelques bons souvenirs mais qui marqua à jamais Sôseki du sceau amer de la tragédie. C'est dans "Les Herbes du Chemin" qu'il en parle pratiquement sans tabou, le héros qui le symbolise, Kenzô, voyant débarquer dans sa vie son ex-père adoptif, Shimada, qui, très appauvri, cherche à tous prix à trouver une source de revenus quasi permanente. Comme il a tout de même contribué à l'entretien de Kenzô quand celui-ci était jeune, la Tradition verrait d'un mauvais oeil si, aujourd'hui, Kenzô, qui vit assez chichement mais qui parvient tout de même à élever une famille de trois enfants, ne fît rien pour son "ancien" père. Shimada le sait tout comme il sait la nature scrupuleuse de son ex-pupille et compte bien user de cela comme le ferait ni plus ni moins un maître-chanteur ...

Mais Kenzô, personnage dont, sous ses dehors bourrus et peu amènes, on a vite fait de deviner la profonde sensibilité et la carapace qu'il s'est vu contraint de se creuser afin de se protéger, n'est pas du tout d'accord. Non pour des raisons d'avarice mais parce qu'il en est venu, très vite et très jeune, à haïr celui qui, en principe, eût dû rester jusqu'au bout son père adoptif mais officiel. Idem pour la femme de celui-ci, O-Tsune, qui se faisait remarquer par de remarquables tendances harpagonnesques. Précisons néanmoins que, enfant, Kenzô ne subit aucun sévice physique de la part de ses nouveaux parents - en tous cas, si, çà et là, l'entre-lignes peut nous y faire penser, ce tabou-là n'est pas franchi. Disons simplement que, âme déjà d'artiste avec la sensibilité à fleur de peau qui accompagne souvent cette grâce que vous fait la Nature, il ne se sentait pas vraiment aimé et encore moins à sa place. Or, sa mère biologique paraissait l'avoir elle-même plus ou moins rejeté et son père véritable s'était trouvé bien heureux d'avoir, par le biais de cette adoption, une bouche de moins à nourrir.

Pas à sa place ... le drame de Kenzô qui fait écho, en une certaine mesure, à celui de Sôseki Natsume. Il faut souligner toutefois que l'auteur a la franchise d'admettre que, par orgueil et plus encore par douleur, il ne chercha jamais vraiment à faire son trou auprès des Shimada. Par la suite, quand il revient chez ses parents biologiques, si sa mère l'accueille relativement bien, elle n'a plus que deux ans à vivre tandis que son père, lui, laisse éclater la colère et l'exaspération que lui cause ce retour d'un enfant avec qui il n'a pu tisser de liens véritables et que, déjà à la naissance, il considérait plus ou moins comme un boulet.

Vous l'avez compris : "Les Herbes du Chemin" est un récit empli de tristesse, de regret, de colère contre la quadruple injustice qui a frappé un enfant parfaitement innocent (son statut d'"accident" à la naissance, le rejet primitif par ses parents naturels, l'adoption par les Shimada et enfin la mort d'une mère qui le considérait désormais avec quelque chaleur). Bien qu'il ait pu faire des études à l'étranger, notamment en Grande-Bretagne, sa vie de jeune homme n'a guère été plus gaie. Quant à son mariage avec une femme qui, pourtant, semble l'aimer, il fait partie de ces mariages traditionnellement "arrangés" (rappelons que Sôseki mourut en 1916) : pas de coup de foudre, une relation tranquille mais qui pourrait l'être encore plus et certainement bien plus chaleureuse si Kenzô ne se montrait pas le plus souvent si redoutablement caractériel. En outre, sa femme ne sait "lui faire que des filles", argument maussade dont il saisit parfaitement la mauvaise foi car à l'époque, on sait déjà au Japon que le père est responsable du sexe de l'enfant à naître. Qu'importent la mauvaise foi et la maussaderie : si cela peine son épouse, à lui, Kenzô, cela fait beaucoup de bien . Pour autant, cela ne l'empêche pas de veiller à l'entretien matériel des enfants. Mais lui, qui n'a pas eu droit à l'amour dans son enfance, est quasiment incapable d'en donner aux siens, à moins d'un effort qu'on pourrait qualifier de surhumain et que la psychothérapie seule aurait peut-être pu traiter.

Le pire, bien sûr, c'est que Kenzô, vous l'avez remarqué, est loin d'être un idiot. Professeur à l'université, amoureux des livres (les seuls êtres avec lesquels il parvient à établir une relation réelle et adoucie), cultivé et ne respectant sans doute véritablement que la culture en ce monde de folie routinière, il est parfaitement conscient de ses carences émotionnelles et de ses trop nombreuses inhibitions, partant des souffrances qu'il impose aux autres même si, à défaut de les aimer, il se contente envers eux d'une indifférence plus ou moins protectrice.

Dans son malheur, il se rend compte également qu'il a la chance d'être entouré de personnes tolérantes. Oh ! sa femme le quitte bien, de temps à autre, avec les enfants sous le bras, mais elle revient toujours et si, sur le moment, il est toujours heureux de lui voir tourner les talons, il est tout aussi satisfait de la retrouver au foyer avec les petites . Sa demi-soeur, mariée à un fanfaron sympathique mais odieusement paresseux, l'appelle gentiment "Kenchan", surnom affectueux, et ceci malgré tout ce qu'il peut lui faire de remarques désagréables sur ses faiblesses envers son époux - on comprend d'ailleurs assez vite que, à sa façon étrange, notre héros aime sa soeur qu'il n'a aucun plaisir à voir se désagréger lentement sous les soucis et la tuberculose. Il la trouve idiote - et il ne se gêne pas pour le lui dire - mais l'idée de sa dissolution dans les bras du Dieu de la Mort ne lui fait aucun plaisir. Bien au contraire.

Dans la note assez brève qui précède le texte en lui-même, la traductrice ou quelqu'un d'autre - il n'y a pas de signature - chez Picquier évoque, au sujet des "Herbes du Chemin", le nom d'Ozu Yasujirô, maître du cinéma intimiste japonais qui débuta sa carrière dans les années vingt mais ne fut révélé en France qu'en 1978, soit quinze ans avant son décès. Les connaisseurs s'inclineront devant le rapprochement : que ce soit dans le roman de Sôseki ou dans l'ensemble de l'oeuvre du cinéaste, il semble ne se passer rien de réellement important et la poussière de la routine et de la désillusion s'égrène lentement sur les décors, les personnages et leurs sentiments. Pourtant, quiconque a vu ne serait-ce qu'un seul film d'Ozu y trouve l'empreinte de la Vie telle qu'elle est, avec ses exigences exaspérantes, ses désespoirs qu'on n'exprime pas, ses regrets qu'on laisse à peine transparaître -toujours avec la plus suprême et la plus élégante des discrétions - quand on est sûr que la caméra ne vous filme pas de trop près.

Il serait évidemment prématuré de continuer en ce sens en ne se basant que sur un un seul ouvrage de Sôseki Natsume, ouvrage qui, de plus, pourrait aisément faire figure de testament aux yeux de ses admirateurs. Dans cette fiche, nous rapportons seulement l'impression produite par "Les Herbes du Chemin", lequel possède, comme l'existence, ses petits moments de gaieté et de joie, ses sourires et même ses petits éclats de rire mais sur lequel plane, obsessionnelle et bien compréhensible tout compte fait, la mélancolie d'un homme qui, certes, devint et reste l'un des plus grands écrivains nippons mais à quel prix ... Et, pour confirmer cette impression (ou l'infirmer), nous vous parlerons bientôt d""Oreiller d'Herbes", qui est un recueil de nouvelles, et bien sûr de l'incontournable "Je Suis Un Chat", second ou troisième roman de l'auteur qui devait lui apporter la célébrité.

A bientôt et, en attendant, si vous en trouvez le temps et le goût, commencez donc par vous faire une idée par vous-même de l'oeuvre de Sôseki Natsume. ;o)
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