Vous savez mieux que personne que celui qui n'exploite pas ses capacités ne saurait jamais être heureux, et qu'il passe sa vie dans l'ombre de ce qui n'est jamais advenu, mais aurait dû advenir. Peu de choses s'épanouissent dans l'ombre, et surtout pas l'être humain.
Le matin se lève sur le monde. Il se lève toujours, quelque part, la lumière ne meurt jamais, mais certains restent dans les ténèbres, ils y disparaissent, et plus rien ne rappelle leur souvenir quand la clarté du jour arrive, si ce n'est la douleur de leur absence.
Les défunts sont égoïstes, affirme un poème espagnol, «ça ne les gêne pas de nous faire pleurer ... ils refusent de marcher, nous devons les porter sur notre dos jusqu'au cimetière».
... à quoi servent les poètes s'ils ne sont pas capables de nous aider à
vivre ?
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Et pourquoi as-tu renoncé à écrire de la poésie, demande Sigga. J’ai toujours les poèmes que tu as lancés sur mon balcon cette nuit-là. J’en étais incroyablement fière, des poèmes sur ma poitrine, je ne m’étais pas attendue à ça. Et je crois que tu n’imagines pas à quel point ils ont compté pour moi. Il m’arrivait de les lire pour me consoler, quand mon estime de moi était au plus bas et que je pensais mourir. Tu as composé trois recueils, puis tu as renoncé, pourquoi ? Tu ne sais donc pas que c’est un devoir de se servir des dons qu’on a reçus. Celui qui a une voix doit chanter. Celui qui a un cerveau conçu pour calculer doit résoudre des équations complexes. Celui qui comprend l’âme humaine doit devenir psychologue ou pasteur et consoler les autres. Personne ne t’a donc jamais dit que celui qui ne se sert pas de ses dons trahit la vie, qu’il se trahit lui-même et se condamne à mourir malheureux ?
Sigga regarde longuement Ari de ses yeux noirs. Il ouvre la bouche pour lui répondre, mais le téléphone sonne.
C'est ainsi, l'histoire de l'humanité va dans un sens et celle de l'individu prend une tout autre direction, voilà pourquoi il existe sans doute au minimum deux versions tout aussi valides l'une que l'autre de l'histoire du monde.
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Le clair de lune entre par la fenêtre. Elle est là-haut, la lune, avec les traces de pas solitaires d’Armstrong à sa surface. Tu veux que je continue à raconter, demande-t-elle, quand un moment s’est écoulé, quelques secondes, quelques années, elle s’est contentée de respirer, c’est tout ce dont le monde a besoin. Je ne sais pas, répond-il, j’ai envie que tu continues, mais j’ai peur que tu meures quand tu seras arrivée à la fin du récit. Tu as raison, je mourrai quand l’histoire sera finie. Dans ce cas, arrête-toi là, demande-t-il. Je ne le peux pas, mon cœur, parce que si je le fais, tout le reste périra aussi. La mort traverse tous les êtres, elle emporte tout, elle efface tout le monde, l’unique résistance qu’on puisse lui opposer, c’est de vivre et de raconter. De consigner l’énergie vitale dans les mots. Cela ne permet sans soute pas d’en triompher, mais cela empêche peut-être la mort de triompher de la vie. Peut-être, consent Ari à contre-cœur. Tu peux me croire, dit-elle en lui caressant les doigts d’un geste apaisant, puis elle ferme les yeux et plonge…
C'est Dieu qui distribue les cartes, lit-on quelque part, et il est inutile de se lamenter sur sa donne car il n'y en aura pas d'autre. Dieu distribue les cartes, certes, mais chaque être humain joue en fonction de ce qu'il a reçu, c'est ce qu'on appelle le libre arbitre. Le destin n'existe pas, il n'y a rien que le libre arbitre — et les cartes données par Dieu.
Elle est la seule personne à être parvenue à lui faire réciter la Prière des humbles à voix haute dans d'autres conditions qu'en cure de désintoxication qu'il a subie deux fois, et elle, trois : «Mon Dieu, accorde-moi assez d'humilité pour accepter ce que je ne saurais transformer, le courage de changer ce que je peux changer, et la sagesse pour distinguer les deux.»
Les semaines passent, nombreuses, et en soi, il n'y a rien à redire à ce séjour sur la lande, dans cette grande bâtisse près du lac grouillant d'alevins qui détalent des bords comme des pensées joyeuses et imprévisibles, les nourrices nous caressent les joues, nous disent des mots gentils, elles sont grandes et bienveillantes, ici, il y a une foule de gamins qui passent leurs journées à jouer; il n'y a rien à redire. N'était la douleur de l'absence, n'était la mort qui rôde.