"Nous partagions tous ce même état d'esprit. C'est certain. Car, arrêtés devant leur portail avant de remonter en voiture, nous nous embrassâmes, hilares, en une étreinte à quatre, tant nous étions heureux de nous connaître et heureux de ce que les milliards de hasards de l'univers nous aient amenés au même moment dans la même ville et la même université."
Un petit matin d'août 1972 à Battell Pond, autour d'un lac du Vermont à quelques kilomètres de la frontière canadienne, haut lieu de villégiature pour les Lang, Ellis et leurs amis…
Larry, arrivé la veille avec son épouse Sally, sort de la maison d'amis faire quelques pas alentour, dans les chemins si souvent pacourus durant des années.
"Tel il était, tel il est, ce lieu où, pendant la meilleure époque de notre vie, l'amitié avait son domicile et le bonheur son quartier général."
Une amitié indéfectible. Larry et Sally, Sid et Charity. Les Morgan et les Lang.
Deux couples qui se rencontrent en 1937 à l'université du Wisconsin, à Madison, où Larry et Sid ont tous deux décroché un poste d'assistant.
C'est un coup de foudre immédiat entre les deux couples, les prémices d'une amitié que rien ne parviendra à entamer réellement, ni les choix et contraintes professionnels, ni l'éloignement géographique, ni les défauts des uns et des autres, ni les coups durs, ni le passage des ans.
Les souvenirs reviennent, et de la première année partagée à Madison aux vacances à Battell Pond, des années de guerre au séjour à Florence, différents moments essentiels de la vie de ces quatre êtres dessinent les contours de leur amitié si précieuse et si particulière, nourrie tant par les qualités indéniables des uns et des autres que par leurs travers.
Cette journée d'août 1972 court souterraine derrière l'évocation des quarante années qui la précèdent ; Larry passe d'une époque à une autre, passe les ans pour revenir sur ses pas, raconte aussi Sid et Charity avant leur rencontre avec Sally et lui, pour mieux revenir à cet attachement si profond qui les unit.
Comme des rides plissant la surface du lac, les évènements esquissent un schéma plus contrasté, ombré d'incompréhensions, d'agacements, d'envie aussi, qui amène à ce dernier jour d'août 1972, sans pour autant remettre en cause les sentiments partagés.
Malgré les accrocs et les blessures du temps, cette amitié est fabuleusement séduisante.
Wallace Stegner lui donne tous les chatoiements, l'enserre dans de superbes paysages, l'entoure d'une tribu, celle des Ellis, dans un lieu unique, Battell Pond.
Il évoque avec finesse ce qui pourrait remettre en cause l'attachement entre les deux couples, la force que cet attachement nourrit autant qu'il s'en nourrit.
J'ai été emportée par l'enthousiasme et le plaisir d'être ensemble de ces quatre amis, leurs aventures et mésaventures, et ce lien que rien ne peut défaire.
C'est un très beau roman dont je n'oublierai ni les personnages ni les lieux, en particulier Battell Pond et les environs du lac où se rassemblent année après année les Ellis, Lang et amis, "la bibliothèque ouverte à tous et emplie d'ouvrages salutaires au nombre desquels j'ai noté le Vent dans les saules, le Manuel du boy-scout, toute la série des Winnie l'Ourson, le Cheval et l'Enfant, Les Quatre Filles du docteur March, Jody et le Faon. Sans compter des piles de National Geographic" du cottage de Tante Emily dans les années 1930, à laquelle fait écho "l'alcôve, où, disposés de part et d'autre d'un oriel, des meubles et des rayonnages croulaient de livres, de cubes, de poupées, de modèles réduits de voitures et de camions, de jeux de société, pour les visites impromptues des petits-enfants" de Charity et Sid quarante ans plus tard.
Sans parler des lectures de Tante Emily à tous ces petits enfants, "d'innombrables cousins, neveux et nièces,
petits-neveux et petites-nièces, petits voisins, enfants d'invités ou de gens en visite", surtout celle de Hiawatha de Longfellow, qu' "Elle lit d'une voix forte afin de se faire entendre malgré le crépitement de la pluie."
"Tous les petits Indiens rangés en demi-cercle autour de Tante Emily reçoivent une empreinte qui leur restera toute la vie. le son de sa voix en train de lire conditionnera leur vision d'eux-même et du monde. Cela s'inscrira pour partie dans l'ambiance chérie de Battell Pond, trait de lumière dans l'émerveillement chromatique de leurs jeunes années. Ces sensibilités enfantines ne se départiront jamais des images de forêts obscures et de lacs étincelants."