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Critique de Bouteyalamer


Pourquoi existe-t-il des milliers de langues (phonèmes, sémantiques, syntaxes) alors qu'il n'y a pas des milliers de variantes de l'appareil phonatoire ni des réseaux neurophysiologiques ? Parce que, selon Steiner, les clans, les tribus, les nations inscrivent et protègent ainsi leurs acquis culturels. La multiplicité des langues est la conséquence d'une différentiation sans fin. le désordre apparent de Babel est le prix à payer pour affiner le dire : « Toute langue représente le modèle le plus juste qu'on connaisse du principe d'Héraclite. Chacune se modifie à tout instant du temps vécu » (p 52). D'ailleurs, « Comprendre c'est traduire » : Il est impossible de comprendre, même dans sa propre langue, sans interpréter. le sens profond d'un texte, sa portée, et en poésie ses ramifications et ses images, varient d'un locuteur ou d'un lecteur à l'autre : « La traduction d'une langue dans une autre est l'objet de ce livre, mais c'est aussi une voie d'accès au langage lui-même […] A l'intérieur d'une langue ou d'une langue à l'autre, la communication est une traduction (p 88-89). Un acteur interprète Racine ; un pianiste donne une interprétation d'une sonate de Beethoven […] C'est là, il me semble, que tout commence (p 64).

« La littérature, dont le génie s'enracine dans ce qu'Eluard appelait " le dur désir de durer", ne peut vivre que par le jeu d'une traduction constante à l'intérieur de sa propre langue » (p 67). Dans tout échange, la compréhension a des sources multiples : « Chacun de nous puise, délibérément ou par habitude, à deux sources linguistiques : la langue courante, qui correspond au niveau de culture personnel, et un fond privé. Ce dernier se rattache de façon inextricable au subconscient, aux souvenirs dans la mesure où ils sont susceptibles de verbalisation, et à l'ensemble singulier et irréductible que compose la personnalité psychologique et somatique […] La composante privée du langage rend possible une fonction linguistique majeure et cependant mal comprise. […] Il est évident qu'on parle dans le but de communiquer. Mais aussi pour dissimuler, omettre. le don qu'ont les êtres humains de fausser l'information emprunte toutes les formes possibles, du mensonge éhonté au silence » (p 86-87).

C'est « Le mot contre l'objet ». Entre ce qu'on dit et ce qu'on voulait dire, il y a toujours plusieurs grilles de compréhension : « Le jargon secret des bandes d'adolescents, le mot de passe du conspirateur, les petits riens tout bêtes des amoureux, le parler bébé sont des ripostes sporadiques et éphémères à la vulgarité étouffante, à la sclérose de langue » (p 249). A l'extrême, le poète « va s'efforcer de pulvériser, ou au moins d'affaiblir, les enchaînements sans surprise de la raison et de la syntaxe, de la voie délibérément tracée et de la forme verbale (et ce sont les Illuminations de Rimbaud) » (p 252). Paraphrasant le mot prêté à Talleyrand, Steiner affirme que « Le langage est l'instrument privilégié du refus de l'homme d'accepter le monde tel qu'il est » (p 303). « Dans la langue quotidienne, il n'y a que deux classes de phrases non teintées par l'intention ou la réticence individuelle : les définitions et les réactions irréfléchies à un stimulus » (p 317). « Ambiguïté, polysémie, obscurité, manquements aux enchaînements logiques et grammaticaux, incompréhension réciproque, faculté de mentir ne sont pas des maladies du langage mais la source de son génie. Sans eux, l'individu et l'espèce toute entière auraient dégénéré » (p 324). 

En conséquence de cette complexité, il n'y a pas de place pour une traduction littérale. La traduction doit être un « mouvement herméneutique qui consiste à faire jaillir une signification et à l'acheminer par un acte d'annexion » (p 403). le mot à mot est une illusion où « le traducteur s‘immobilise aux frontières. Il sécrète plus ou moins délibérément une « interlangue » [] Il travaille entre les lignes et la traduction interlinéaire mot à mot répond exactement à cette définition : c'est le vide intersidéral de l'espace psychologique et linguistique » (p 427).
Une seconde conséquence de cette complexité : « Que ce soit calculé ou non, l'américain et l'anglais britannique, du fait de leur diffusion universelle, sont un des facteurs de destruction de la variété linguistique naturelle. Et ce type de destruction est peut-être la plus irréversible des catastrophes écologiques qui marquent notre siècle » (dernière page).

Dans un chapitre intitulé « Langage et gnose », dont le titre laisse percer l'ironie, Steiner traite avec un irrespect perspicace ses précurseurs, logiciens et linguistes (Humboldt Whorf, Chomsky, Lévi-Strauss, etc.), et leurs querelles sur les monades ou l'universalité innée. Par exemple citant Chomsky « il n'y a aucune raison de croire que des critères opératoires sûrs se dégagent jamais en ce qui concerne les notions théoriques les plus profondes et les plus importantes de la linguistique », Steiner le reprend : « qu'on essaye d'arracher le monstre au fonds marins, et il se désintègre ou se transforme de façon grotesque » (p 154). Existe-il une science du langage ? « Chaque fois qu'on réfléchit sur le langage, que le langage contemple sa propre réflexion, on est confronté à un autisme ontologique inévitable, on tourne en rond au milieu de miroirs » (p 167-8).

Steiner use d'une langue fluide au service d'une érudition touffue, aussi bien en philosophie qu'en littérature ou en sciences. Il distingue clairement ses thèses de celles de ses maitres et compétiteurs. Il ajoute des digressions qui peuvent disperser l'attention (cf. l'influence du second principe de la thermodynamique sur la sensibilité et le langage p 222 sq.). Son livre regorge de longues citations en grec, latin, français, anglais, allemand, qui marquent son amour pour les classiques mais sentent la note de cours, d'un cours brillant qu'on aurait aimé entendre plutôt que lire. C'est le cas des trois exemples qui ouvrent le livre, un monologue furieux de Shakespeare, un sonnet mirlitonnesque de Rossetti, et un texte chic de Noël Coward, ou encore, en fin de livre, le parallèle de la mort d'Hyppolite dans Euripide, Sénèque et Racine. Partout paraît son respect – son amour – pour les langues anciennes : "L'ambition et la portée du modèle hellénique et hébraïque étaient telles que les apports véritables et les trouvailles sont depuis restés rares. Il n'est pas de chagrin plus profond que celui de Job, pas de refus de se plier aux lois de la cité plus tranchant que celui d'Antigone [...] Pour de nombreuses cultures la cécité est la pire infirmité, le retrait du monde vivant ; dans la mythologie grecque au contraire, le poète et le prophète sont aveugles et, grâce aux antennes de la parole, voient plus loin" p 58-59.

Malgré les défauts de la longueur (Steiner a écrit sa première version en 1975 et l'a revue et augmentée en 1991 et 1998), ce livre est passionnant.
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