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Emmanuel Boudot-Lamotte (Éditeur scientifique)Mariella Di Maio (Éditeur scientifique)
EAN : 9782070338603
608 pages
Gallimard (13/05/2011)
3.92/5   6 notes
Résumé :

" Aux âmes sensibles " : ainsi Stendhal désigne-t-il ses correspondants favoris, sa soeur Pauline Beyle d'abord, son " âme soeur " et sa première lectrice, puis les femmes aimées, les camarades, les éditeurs.

Dans ces 220 lettres, choisies parmi 2000 environ, on assiste à la naissance d'un écrivain, au début des années 1800, quand Stendhal était encore Henri Beyle ; à son engagement dans l'armée napoléonienne ; à sa vie de consul en Itali... >Voir plus
Que lire après Lettres choisies (1800-1842) : Aux âmes sensiblesVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (2) Ajouter une critique
Ce beau choix de lettres De Stendhal dans la collection Folio, publié en 2011, remonte à 1942 pour la première édition.

J'espère qu'un jour la collection Folio publiera une belle sélection des lettres De Balzac, car une édition abordable de ses lettres manque cruellement dans le monde éditorial actuel.

Une des âmes sensibles à qui Stendhal écrit, c'est Balzac justement, qui à l'époque où le grand roman La Chartreuse de Parme de Stendhal paraît, en discute longuement dans son journal 'Revue parisienne' (1840)
Stendhal lui adresse plusieurs missives. Dans une de celles-ci, il parle de la postérité qui sera réservée à son oeuvre et celle De Balzac :

« l'esprit ne dure que 200 ans : en 1978 Voltaire sera Voiture ; mais le Père Goriot sera toujours le Père Goriot.
(...)
La mort nous fait changer de rôle avec ces gens-là. Ils peuvent tout sur nos corps pendant leur vie, mais, à l'instant de la mort, l'oubli les enveloppe à jamais. Qui parlera de M. de Villèle, de M. de Martignac, dans cent ans ? M. de Talleyrand lui-même ne sera sauvé que par ses mémoires, s'il en a laissé de bons. Tandis que le Roman comique est aujourd'hui, ce que le Père Goriot sera en 1980. »
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La correspondance De Stendhal avec une "ame sensible" une amie intime : un très bel ouvrage ,tres vivant come un receuil de lettre l'ensemble est un apu decousu comme le veut le style d'ouvrage mais on passe un aagreable moment à decouvrir cet ouvrage moins connu que d'autres livres de l'auteur mais à lire sans hesitation.
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Citations et extraits (29) Voir plus Ajouter une citation
15. — A

A SA SŒUR PAULINE

Goccaglio, le 3 Ventôse au IX. [Dimanche, 33 Février 1801.]

Je suis parti hier de Milan, ma bonne Pauline, et après deux jours de marche, je me retrouve enfin au pied de mes chères montagnes. Je suis dans un petit bourg, à trois lieues de Brescia, adossé à la grande chaîne des Alpes et placé en amphithéâtre sur un joli coteau qui, autant que je puis le distinguer à sept heures du soir, est cou­vert de vignes. La route de Milan ici doit être divine en été, car elle est assez jolie en hiver ; on a les montagnes à gauche et de riches fabriques bornent de temps en temps la perspective à la droite. Lorsque j'étais rassasié du pay­sage, je me rappelais le sol que je foulais. 7.000 Russes périrent dans la retraite de... en voulant forcer le pont de Cassano que j'ai passé ce matin. On voit encore, dans une chapelle à droite du pont quelques centaines de têtes. C'est là que j'ai appris une des causes du courage de ce peuple crédule et superstitieux. Souvaroff leur avait fait persuader, par leurs aumô­niers, que tous ceux qui mourraient d'une blessure, reçue par le devant du corps, allaient en paradis ; tandis qu'au contraire ceux qui périssaient d'un coup venu par derrière descendaient en enfer. J'aperçois d'ici une petite forteresse bâtie à Rocafrano, par ordre de Bonaparte. On dit que de ce lieu on a une vue char­mante, je regrette bien de ne pouvoir pas sacrifier deux heures à cette course. J'ai appris sur la route, par deux officiers, que mon général avait transféré son quar­tier général à Mantoue. C'est par consé­quent sur cette ville que je me dirige et j espère y recevoir ta réponse, car j'espère qu'à la fin tu me répondras. Je parie que tu vas regretter de ne pas habiter Milan, lorsque tu sauras que, par faveur spéciale du pape, énoncée dans une bulle ad hoc, le carnaval est prolongé de quatre jours dans cette ville heureuse ; et comme les jeunes filles sont les mêmes partout, elles ne manquent pas d'y affluer dès le mercredi des cendres. Cela rend les quatre derniers bals masqués charmants et je t'assure que celui auquel j'ai assisté il y a trois jours est presque égal à ceux que j'ai vus à Paris il y a un an.

J'espère qu'à ton tour tu vas me bavar­der aussi longuement que moi sur les plai­sir du Carnaval de Grenoble. Donne-moi des nouvelles de toutes tes jeunes amies, de celles que j'ai connues avant de partir, et des nouvelles, car en changeant de religieuses, tu as sans doute changé d'amies. N'oublie pas la grande cousine Eugénie, Mademoiselle Besson, Caroline Letourne, et pour faire une antithèse la grosse Guignaudon. Adieu, écris-moi de tes nouvelles au Quartier Général de la Réserve de l'armée d'Italie, actuellement à Mantoue.

H. B. 16. —A A SA SŒUR PAULINE

Goïto, sous Mantoue, le 5 Ventôse aa IX [Mardi, 24 Février 1S01.)

e suis très près de ma destination, ma chère Pauline, car je ne suis séparé de Mantoue que par deux lieues et demie de marais. Je suis curieux de voir cette ville si célèbre par les deux sièges qu'elle a soutenus en I an IV et en l'an VII. Elle est absolument au milieu des eaux dans cette saison pluvieuse. On y arrive par une plaine tout à fait sem­blable à celle qui environne le Rondeau1 ; par ci par là, on voit quelques champs dans le genre des marais de Claix. Casti-glione, où j'ai dîné, est situé précisément au pied des montagnes, les principales rues de la ville sont dans le genre de la montée de Chalemonta. Il y a un fort. Je ne te dis rien de Brescia, c'est un ras­semblement de maisons plus ou moins belles, comme toutes les villes, et rien ne

I. Le Bondeau est un vaste rond-point marquant exacte­ment le milieu du cours SJat-André (aujourd'ûui cours Jean-Jaurè*), qui a huit kilomètres en ligne droite et conduit de Grenoble à. Pont-de-Claix.

S. Eue montante de Grenoble, sur la rive droite de riaêre. paraît plus froid que la vue de ces pierres amoncelées. Ce que j'aime à voir dans une ville, ce sont ses habitants, car l'homme intéresse toujours l'observateur, il est même certains pays où il frapperait d'étonnement l'homme le plus froid. II existe à Brescia trois cent vingt-une maisons de religieux ou religieuses,outre la paroisse et un évêché. On y assassine un homme raide mort pour deux ducats, ou environ huit francs de France ; lorsqu'il vit encore après le coup de stylet, l'assassin véritable donne jusqu'à quatre ducats, ou seize francs, à son instrument. Tu ob­serveras que Brescia est une ville de 28 ou 30.000 âmes, chaque mois il y a 60 à 80 meurtres ; sous l'ancien régime, leur nombre s'élevait à 90 ou 100.

Paris est une ville de 8 à 900.000 âmes où par conséquent les excès en tous les genres abondent, ce qui devrait donner lieu à beaucoup d'assassinats. On y comp­tait, lorsque j'y étais, il y a un an, 57 églises de tous les genres, tolérées par le Gou­vernement, et suivant les rapports du Ministre de la Police, il entrait, les jours ouvriers, 3 à 400 fidèles dans chaque église et les dimanches de 1500 à 2000 ; il y avait ordinairement 10 ou 15 assassi­nats, 7 à 8 suicides et 15 à 20 morts par les duels ; la société perdait donc chaque jour, d'une manière violente, une qua­rantaine de personnes, ce qui fait 1200 par mois. Ce nombre de morts violentes est donc deux fois moindre proportionnelle­ment dans Paris, centre de toutes les corruptions, que dans une petite ville d'Italie. Je ne fais entrer en ligne de compte pour Brescia, ni les suicides, ni les tués en duel ; rarement les Italiens périssent ainsi. Adieu, écris-moi à Man-toue, Quartier Général de la Réserve.

H. B.
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32. —

A SA SŒUR PAULINE

Paris, 9 pluviôse an XI. [Samedi, 29 Janvier 1803.]

JE suis triste, ma chère Pauline : je viens me consoler avec toi. Je vais te parler des principes moraux de la litté­rature, c'est-à-dire de ce qui constitue le beau, et de ce qui a engagé les grands

1. C'est cette prononcixtion défectueuse qu^HeuriBeyte fit valoir avant tout auprès de sa famille quand il voulut prendre des leçons de déclamation. hommes à produire le beau. Comme je ne fais pas de brouillon, il est possible que malgré "toute mon attention à être clair, tu ne me comprennes pas à la première lecture ; je t'invite donc à conserver mes lettres ; mais prends bien garde de les laisser voir à quelqu'un. Tu pourras les lire à Caroline.

Hors la géométrie, il n'y a qu'une seule manière de raisonner, celle des faits.

En parcourant la liste des grands hommes en tout genre, on s'aperçoit que les nations pauvres ont toujours été et plus avides de gloire et plus fécondes en grands hommes que les nations opulentes. Les peuples les plus heureux sont les peuples pauvres ; car ils sont les plus ver­tueux, et il n'y a qu'un chemin au bonheur sur la terre, c'est la vertu. Les scélérats paraissent quelquefois heureux de loin ; mais, quand on les approche, on s'aper­çoit qu'ils sont rongés de remords et de craintes. Là-dessus, rappelle-toi Pygma-îion, ce cruel roi de Tyr, peint dans Télè-maque. Plus un homme a de besoins, plus il donne de prise à la tyrannie ; plus une femme a de besoins, plus elle donne de prise au vice.

En Angleterre, il y a un parti de l'oppo­sition souvent formé par les gens vertueux ; demande des détails là-dessus au grand papa et au papa. Ce parti de l'opposition est opposé au parti de la cour, qui tend sans cesse à augmenter le pouvoir du roi, et, par conséquent, à faire de l'Angleterre, d'abord une monarchie, et ensuite un état despotique. Il y a environ quarante ans que M. Walpole, ministre du roi, voulut attirer dans le parti de la cour un hon­nête homme qui était de l'opposition. Il va le voir :

— Je viens, lui dit M. Walpole, de la part du roi, vous assurer de sa protection, vous marquer le regret qu'il a de n'avoir rien fait pour vous, et vous offrir un emploi convenable à votre mérite.

— Milord, lui répliqua le citoyen, avant de répondre à vos offres, permettez-moi de faire apporter mon souper devant vous.

On lui sert au même instant un hachis fait avec des restes de gigot dont il avait dîné. Se tournant alors vers M. Walpole :

— Milord, ajouta-t-il, pensez vous qu'un homme qui se contente d'un pareil repas soit un homme que la cour puisse aisément gagner ? Dites au roi ce que vous avez vu, c'est la seule réponse que j'aie à lui faire.

M. Walpole se retira confus. Si cet homme avait aimé les grands repas, il y a gros à parier qu'il se serait laissé tenter.

Deux causes m'ont fait étudier : la crainte de l'ennui et l'amour de la gloire. C'est l'envie de m'amuser ou la crainte de l'ennui qui m'ont fait aimer la lecture dès l'âge de douze ans. La maison était fort triste ; je me mis à lire et je fus heureux : les passions sont le seul mobile des hommes; elles font tout le bien et tout le mal que nous voyons sur la terre.

On a de la passion pour un objet lors­qu'on le désire continuellement ; on a une passion forte pour ce même objet, lorsque la vie nous paraît insupportable sans lui. De là, la conduite de Curtius qui se préci­pita, à Rome, dans le gouffre ouvert au milieu de la place publique : il préférait le bonheur public et la gloire à la vie, et il se tua.

Pierre Corneille aurait autant aimé ne pas vivre que de vivre sans gloire, et il fît Cinna.

Démosthène ne pouvait pas vivre sans être un grand orateur, mais il était bègue : un autre se serait arrêté à cet obstacle ; lui, se met des petits cailloux dans la bouche et va tous les jours passer deux heures au bord de la mer.

Les grandes passions viennent à bout de tout : de là, on peut dire que, quand un homme veut vivement et constamment, il parvient à son but .

Pour parvenir à comprendre quelque chose, il faut y fixer toute son attention. Il est à remarquer que tous les hommes parviennent à faire ce qui leur est abso­lument nécessaire. Quoi de plus difficile que d'apprendre à lire, et cependant les plus badauds savent lire. Donc, quand un enfant n'apprend pas une chose, c'est la faute de ses instituteurs, qui ne lui font pas désirer de savoir cette chose ; là-dessus, leur bêtise est grande : l'instituteur de Gaétan lui dit tout le jour qu'il faut qu'un homme sache le latin ; le pauvre Gaétan ne voit point la preuve de cela, et il ne fait point de progrès. Si l'homme au grand nez qui lui montre le latin se donnait la peine d'étudier son caractère, il verrait qu il est gourmand ; il n'aurait rien de plus pressé que de faire un tarif, il écri­rait d'abord :

« Quand Gaétan n'aura pas du tout travaillé, il dînera avec de la soupe, du pain et de l'eau ;

« Lorsqu'il saura ses leçons, il mangera des légumes ;

« Lorsqu'il aura bien fait sa version, il aura du gigot •

« Enfin, quand il saura ses leçons et aura bien fait sa version et son thème,il mangera de ce qu'il voudra. »

Il serait possible que, avec ces sept lignes on fît du pauvre Gaétan, dont tout le monde se moque, un des plus grands génies de la terre ; la gourmandise lui ferait apprendre le latin ; cela fait, on verrait quel est son goût dominant, et en s'en servant, on lui ferait apprendre l'histoire, la géométrie et la morale. Alors, il verrait qu'il est de son intérêt d'être homme d'esprit ; il sentirait quel est son bonheur d'avoir un grand-père tel que le nôtre, et il n'aurait plus besoin de personne.

Tu dois t'appliquer à chercher quelles sont les choses qui peuvent faire ton bonheur ; tu verras enfin que c'est la vertu et l'instruction ; quand tu seras convaincue de ces deux vérités, je ne suis plus en peine de toi, tu te trouveras vertueuse et instruite sans t'en douter. Tu l'es déjà beaucoup plus que tu ne le crois. Quand j'ai quitté Grenoble, je con­naissais trois jeunes filles plus instruites que toi ; tu as déjà passé les deux pre­mières, il n'y a plus que la troisième qui te soit supérieure. Elle est parvenue au rare bonheur qui la distingue en examinant tout ce qu'on lui dit et en ne croyant (la religion exceptée) que ce qu'on lui prou­vait.

Tout homme qui croit, parce que son voisin lui dit : Croyez ! est un butor.

Tous les paysans et les ouvriers tra­vaillent parce qu'ils sont animés par le désir vif de ne pas manquer de pain sur leurs vieux jours ; plus ils ont cette crainte, plus ils travaillent ferme.

Sont-ils assurés de ne pas manquer de pain, ils veulent avoir une veste plus belle que celle de leur voisin, et d'un aussi beau drap que celle du maire du village ; mais, comme ils le désirent moins vivement qu'ils ne désiraient avoir du pain, ils travaillent moins bien ; de là tant de paysans qui parviennent à avoir deux journaux de terre et qui s'arrêtent là.

Quand tu verras un homme qui ne dé­sire plus rien vivement, sois sûre que la fortune ou la gloire de cet homme ne croîtra plus.

D'après ce principe, tu peux juger à Claix des paysans qui feront fortune.

Barnave et Mounier n'étaient que de petits avocats comme tous ceux de Gre­noble, et ils sont parvenus à la gloire. Sur quoi, je t'observerai que la gloire est beaucoup plus grande a Paris qu'à Grenoble parce que Grenoble est plein de leurs anciens confrères, qui pour la plu­part, sont jaloux d'eux.

Il y a une règle sure pour savoir si l'on est né pour la gloire : si l'on hait les gens supérieurs avec lesquels on vit, on sera toujours médiocre.

— Donc, un homme qui est jaloux de tout le-monde, sera toujours un pauvre homme.

Barnave me servira encore à te prouver que les hommes animés d’une grande passion l’emportent toujours sur les hommes qui ne le sont pas. Certainement M. Barthélémy d’Orbane (celui qui m’a montré les grimaces)[15] était, au commencement de la Révolution, plus instruit que Barnave. Cependant, quelle différence entre ces deux hommes ! dans dix ans, on ne parlera plus de M. Barthélémy d’Orbane et on citera encore dans cent ans Barnave comme un grand homme moissonné dans sa jeunesse. Tu peux même remarquer qu’en parlant, on dit déjà Monsieur d’Orbane et qu’on dit Barnave tout court.

Tu auras peut-être la curiosité de me demander quels sont les hommes supérieurs de Grenoble dans ce moment-ci : je te répondrai Gros[16] et Plana [17], ce jeune homme qui devait t’apporter de la musique d’Italie. Gros serait devenu un Lagrange, s’il avait cultivé sa science, mais il. préfère la chasse. Pour Plana, si rien ne le détourne, il sera un grand homme dans dix ans; j'ai le plaisir d'être son ami intime.

Après les hommes de génie, viennent, selon moi, les philosophes pratiques, qui savent trouver le bonheur malgré tous les obstacles ; j'ai le plaisir infini de pou­voir te dire que je crois mon père à la tête de ces hommes-là à Grenoble.

Adieu, ma chère Pauline ; voilà une bien longue lettre ; médite-la et surtout garde-toi de la montrer ; car elle nous ferait des ennemis de tous les Grenoblois et autres sots qui t'entourent. Tu peux lire l'article Gaétan à Garoline ; persuade-lui, sans avoir l'air de le désirer, que les talents peuvent consoler de l'absence de la beauté et qu'en général, à trente ans, j'aime mieux une femme laide que jolie. La jolie ne l'est plus, et comme elle ne s'est pas instruite, et qu'on l'a toujours flattée, elle est insupportable. La laide, au contraire, a plus d'avantages que jamais, et, si elle a su se garantir de la médisance, est adorée.

Toute la ville de Paris juge en ce moment le procès de la beauté et des talents. Tu peux voir, dans les journaux, qu'on va recevoir au Français ou la belle Mademoiselle George, ou Made moiselle Duchesnois1, pleine du plus grand talent, mais très laide. Quoique, sur vingt hommes, il y en ait dix-neuf incapables de juger Mademoiselle Duches­nois, et que l'effet de la
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34. —

A SA SŒUR PAULINE

Paris, 19 Pluviôse an XI. [Mardi, S février 1803.]

F. reçois ta lettre du 14, ma chère Pauline ; je ne saurais te peindre mon ravissement, je vois que nous sommes faits l'un pour l'autre : nous

avons le même esprit. Athalie, en effet, n'est point la meilleure pièce de Racine ; elle est souverainement immorale en ce qu'elle autorise le prêtre à se soulever contre l'autorité, et à massacrer les magis­trats, et c'est précisément par ce défaut majeur qu'elle plaît tant aux tartufes du siècle.

La Grandeur des Romains, que je te conseillais, est, en effet, celle de Mon­tesquieu ; tu ne saurais trop relire cet excellent ouvrage ; je t'observerai à ce propos que l'étude de l'histoire n'est bonne qu'à deux choses :

La première est de faire connaître les hommes : cette connaissance se nomme philosophie, mot tiré du grec et qui si­gnifie amour de la sagesse.

La deuxième est la connaissance de certains faits qu'on cite souvent dans la société et qu'il serait ridicule de ne pas savoir.

J'espère que cette seconde utilité ne te touchera guère. Je ne trouve rien de si plat que la vanité, elle est presque toujours l'indice d'un petit caractère. L'homme qui cherche sa propre estime et celle d^s grands hommes de son siècle, doit toujours se supposer en présence des Aristide, des Scipion, des César, etc., efc une fois qu'il croit mériter leur appro-: bation, il ferme son oreille aux aboiements des butors. Je te recommande toujours la lecture de Plutarque. de Dacier. Tu verras, dans la vie de Brutus, le meur­trier de César, quelle était sa femme Porcie; il me semble qu'elle vaut un peu mieux que les caillettes du jour.

On prend peu à peu les habitudes el les manières de noir des personnes avec qui l'on vil habituellement.

Cette maxime est générale et sans ex­ception ; garde-toi donc de vivre dans la société d'animaux dont tu me parles. Réfléchis là-dessus et suis les conseils de notre papa.

J'aime beaucoup mieux que tu ap­prennes l'italien que l'anglais ; cette pre­mière langue se rapproche beaucoup des langues grecque et latine, les plus belles qui aient existé : nous parlerons beaucoup décela ; je te ferai voir qu'il n'y a réellement que deux langues différentes, la grecque et la française : la première permet les inver­sions, la seconde exige l'ordre direct. Sup­posons que tu veuilles me transmettre cette pensée : « Bacon est un grand phi­losophe » ; en français, tu ne peux dire que : « Bacon est un grand philosophe » ; et en grec, tu pourrais dire : « Bacon est un grand philosophe » ; « Philosophe un grand Bacon est » ; « Est un grand philosophe Bacon » ; « Bacon philosophe on grand est ». Etc., etc.

Tu sens combien ces langues doivent prêter à la poésie : l'italien a un peu cet avantage. Je t'écrirai bientôt pour te donner, sur l'étude des langues, les prin­cipes de Dumarsais1, un des plus grands grammairiens qui aient existé, dont tu peux lire l'éloge à la tête du septième volume de l'Encyclopédie.

Le plus grand des poètes comiques, le divin Molière a dit :

Un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant.

Rien de pire, en effet, que la fausse science ; tâche de t'en garantir d'ici aux fériés. Ce que je te recommande, c'est (excepté la religion) de ne rien croire sans examen : rien ne rend ridicule comme de répéter les sottises des autres. Ne parlons jamais de ce que nous ne savons pas ; mais, quand nous parlons, ne disons que ce que nous croyons, et que nous sommes prêts à démontrer. Je m'occupe une demi-

1. César Chesneau Du Marsaia, né à Marseille en 1676, mort à Paris en 1756, Diderot et d'Alembert lui oonflerent la rédaction des articles de grammaire de VEncyrltypêdie. Stendhal avait commencé le 23 octobre 1802 un « Eloge de Dumarsais » que l'Académie venait de proposer pour le Prix d'Eloquence, (Cf. Pensées, édition du Divan, tome I, page 1,) ' heure chaque soir, en rentrant, à te copier divers passages des meilleurs auteurs que je t'enverrai bientôt.

Notre papa a un Dictionnaire historique des grands hommes, dont tu peux tirer grand parti pour ton instruction ; cherches-y les vies d'Homère, de Virgile, d'Horace, de Lucain, de Tibulle, de Tacite, de Cicé-ron, du Tasse, de I'Arioste, du Dante, de Pétrarque, de Machiavel, de Milton, de Cervantes, de Camoëns, de Molière, de Pierre Corneille, de Racine, de Shaks-peare, de La Fontaine, de Boileau, de Montaigne, de J.-J. Rousseau, de Fénelon, de Bossuet, de Buffon, de Montesquieu ; en tout, vingt-sept, etjpais de chacune un. extrait de vingt lignes de cette forme :

« J.-B. Poquelin, qui prit ensuite le nom de Molière, naquit à Paris en 1620 (il y a cent quatre-vingts ans en 1800) ; il était fils d'un tapissier employé chez le roi ; il fut auteur comique et acteur : il donna l'Etourdi, sa première pièce, en 1658, étant pour lors âgé de trente-huit ans ; il mourut d'un vomissement de sang à cinquante-trois ans, en 1673, et com­posa trente-trois pièces en moins de quinze ans. Les meilleures sont le Tartufe et le Misanthrope. C'était le meilleur des hommes et la postérité le regarde comme un des plus grands qui aient existé. » Une fois que tu auras composé ces vingt-sept vies, comme celle de Molière et aussi simplement, tu pourras les copier dans un petit cahier, et les relire quelque­fois ; cela nous sera très utile pour le cours de littérature que je compte faire avec toi cet automne.

Après les excellentes Révolutions ro­maines de Yertot, je te conseille de lire l'Histoire de Condïllac : tu le trouveras froid et moins amusant, mais il raisonne parfaitement et c'est un grand mérite. Tu pourras lire le Siècle de Louis 'XIV, de Voltaire ; lis les Caractères, de La Bruyère.

Supplie à deux genoux mon papa de te faire bien vite cesser l'étude de l'astro­nome Ptolémée ; le sot abbé Raillane1 eut la bêtise de me l'apprendre, et il est cause que j'ai de fausses idées en astro­nomie. Cesse Ptolémée dès dtmain ; rien de pernicieux comme de s'empoisonner l'esprit avec des faussetés. Cette étude me donne une bien mauvaise opinion de ceux qui te la font faire ; qu'ils se procurent l'Abrégé d'astronomie, de J. Lalande, un volume in-8 ; les bons principes sont ex­posés d'une manière saine ; tu verras que

1. Voir Benrt BrtUard, passim, où îes rancunes du jeune Beyle contre son ancien prôcept-eur s'exhalent avec une sourde violence que quarante ans passés n'ont pas diminuée bien au contraire. c'est la terre qui tourne, et que le soleil ne tourne que sur son axe. Dis-moi le nom des ignorants qui te font enseigner Ptoléméo.

L'ancien proverbe qui dit : « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui Lu es, » est très juste et mérite d'être médité et bien compris. On ne comprend, en effet, que les idées qui s'approchent des nôtres, et on trouve toujours ridicules et odieuses celles qui ne ressemblent pas aux nôtres. De là vient que, ayant des idées très dif­férentes de celles de la société dont tu me parles, ils te semblent ridicules. A quoi ton, en effet, perdre à jouer et à dire des niaiseries et des faussetés, un temps si précieux et qui ne revient pas ? Tu es dans ta dix-septième année : songe qu'elle passe pour ne plus revenir, et que tu te reprocheras, dans trois ans, tous les mo­ments que tu perdras à parler avec des gens qui n'ont que de fausses idées.

Tout homme regarde les actions d'un autre homme comme vertueuses, vicieuses ou permises, selon qu'elles lui sont utiles, nuisibles ou indi, érentes. Cette vérité morale est générale et sans exception.

Tu pourras voir, par une conséquence de ce principe lumineux, que les hommes n'ont jamais donné le nom de grand qu'à celui qui leur a rendu un grand service, ou qui les a beaucoup amusés. On dit Henri le Grand en parlant de Henri IV, parce qu'il a fait le bonheur de la France et que les Français espèrent, par les honneurs qu'ils lui rendent, engager les rois à suivre son exemple.

On dit le Grand Homère parce que, de tous les poètes, c'est lui qui a fait le plus de plaisir aux hommes.

Tu remarqueras que la reconnaissance est toujours proportionnée aux bienfaits ; de là, les rois, de leur vivant, ont une grande réputation ; ils meurent, ils ne peuvent plus être utiles, leur réputation décroît chaque jour.

Si le poète a peint la nature sans orne­ments étrangers, et si, par cette raison, il continue à amuser les hommes, sa répu­tation, loin de diminuer, augmente.

Virgile, à la cour d'Auguste, était cer­tainement effacé par cet empereur ; dans ce moment, on parle beaucoup plus de Virgile que d'Auguste ; dans mille ans, on parlera encore de Virgile, et Auguste sera oublié. Tu en vois la raison : les œuvres de Virgile plaisent toujours à ceux qui les lisent ; le peu de bien qu'a fait Auguste est détruit depuis longtemps.

Applique ce raisonnement à tous les grands hommes, et tu verras combien il est vrai que chaque homme juge tout par son intérêt.
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H.B. 29. —

A SA SŒUR PAULINE

Paris, il Nivôse an XI. [Samedi, 1" Janvier 1803.\

Souvent, las d'être enclave et ôe boire lu lie De ce calice amer que l'on nomme la vie, Las du mépris des sots qui suit la pauvreté, Je regarde la tombe, asile souhaité; Je souris à la mort volontaire et prochaine ; Je me prie en pleurant d'oser rompre ma chaîne, Et puis mon cœur s'écoute et s'ouvre à la faiblesse : Mes parents, mes amis, l'avenir, ma jeunesse, Mes écrits imparfaits ; car, à ses propres yeux, L'homme sait se cacher d'un voile spécieux. A quelque noir destin qu'elle soit asservie, D'une étreinte invincible il embrasse la vie ; Il va chercher bien loin, plutôt que de mourir, Quelque prétexte ami, pour vivre et pour souffrir. Il a souffert, il souffre : aveugle d'espérance, Il se traîne au tombeau, de souffrance en souffrance Et la mort, de nos maux le remède si doux, Lui semble un nouveau mal, le plus cruel de tous !

•fcjE sens-tu pas ces vers pénétrer dou-^ cernent dans ton âme, s'y étendre .. 1 et bientôt y régner ? Pour moi, ils me paraissent les plus touchants que j'aie encore lus dans aucune langue. Je voulais d'abord les copier pendant qu'ils me sont encore présents, pour te les envoyer dans ma première lettre ; mais je suis devant ma table, j'ai une demi-heure à moi, comment ne pas écrire à celle à qui je voudrais toujours parler ? J'ai le projet de t'aller voir au commencement de thermidor ; je voulais d'abord n'y aller qu'un mois plus tard, mais quelle folie ! Nous a%'ons si peu de jours à vivre, et peut-être bien moins à passer enseiûble ! Hâtons-nous de jouir, vivons ensemble, coulons nos jours au sein de l'amitié. Je m'instruis ici, à la vérité ; mais que la science est froide auprès du sentiment ! Dieu, voyant que l'homme n'était pas assez fort pour sentir toujours, a voulu lui donner la science pour le délasser des passions durant sa jeunesse, et pour l'occuper dans ses derniers jours.

Malheureux et bien à plaindre, le cœur froid qui ne sait que savoir ! Hé ! que me sert de savoir que le soleil tourne autour de la terre, ou la terre autour du soleil, si je perds, à apprendre ces choses, les jours qui me sont donnés pour en jouir ? Telle est la folie de bien des hommes, ma ehère Pauline ; mais elle ne sera' pas la nôtre.

J'oubliais de te dire de qui sont ces vers si doux que je t'envoie : André Ché-nier les composa peu de temps avant la Terreur qui le fit périr. Je ne veux pas demeurer un jour à Grenoble, parce que rien ne fait de la peine à l'âme comme de sentir sa ...1 rapetissée. Je suis logé au sixième, mais en face de cette...2 colonnade du Louvres. Chaque soir, je vois successivement le soleil, la lune et toutes les étoiles se coucher derrière ces galeries qui ont vu le grand siècle. Je m'imagine voir les ombres du grand Condé, de Louis XIV, de Corneille, de Pascal cachées derrière ces grandes colonnes, voir passer avec intérêt les hommes leurs descendants, et promettre aux malheureux un asile au milieu d'eux.

Dès que je serai arrivé, nous irons à Claix, où nous expliquerons le Tasse, si tu sais assez d'italien pour cela.

Je me souviens de Zadig : c'est un petit roman de Voltaire, qui a voulu y prouver plusieurs vérités philosophiques que tu ne comprendrais peut-être pas encore. Cependant tu peux prier notre grand-

Eapa de te le lire ; il t'expliquera les choses ors de ta portée.

Continue à me faire des questions : je serai plus exact à l'avenir ; mais j'avais perdu ta lettre en déménageant, c est ce qui avait retardé ma réponse.

1 et 2, Une déchirure.

3. Henri Beyle ven* It de prendre une chambre au 6* étage & l'HStel de Kouen, rue d'Angiviller. 30. —- A

A EDOUARD MOUNIER

Paris, 21 Nivôse XI. [Mardi, 11 Janvier 1803.]

Ou'aurais-je pu vous dire, mon cher Mounier, pendant six mois de ma vie passés dans la folie la plus complète ? Je l'ai enfin connue cette passion que ma jeunesse ardente souhaita avec tant d'ardeur. Mais à présent que l'aimable galanterie a pris la place de ce sombre amour, après avoir été tant plai­santé par mes amis, je puis en plaisanter avec vous. Oui, mon ami, j'étais amou­reux et amoureux d'une singulière manière, d'une jeune personne que je n'avais fait qu'entrevoir, et qui n'avait récompensé que par des mépris la passion, la mieux sentie.Mais enfin tout est fini ; je n'ai plus le temps de rêver, je danse presque chaque jour. En qualité de fou, je me suis mis sous la tutelle de mes amis, qui n'ont trouvé d'autre moyen de me guérir que de me faire devenir amoureux. Aussi suis-je tombé épris d'une femme de banquier très jolie ; j'ai dansé plusieurs fois avec elle, je me suis fait présenter dans ses sociétés, je viens de lui écrire ma cinquième lettre, elle m'en a renvoyé trois sans les lire, elle a déchiré la première, suivant toutes les règles, elle doit lire la cinquième et répondra à la sixième ou septième1. Elle a épousé il y a six mois le brillant équipage et les deux millions d'un badaud qui a la platitude d'en être jaloux, jaloux d'une femme de Paris ! il prend bien son temps ; aussi je compte bien m'amuser avec cet animal là. Il m'a donné une comé­die impayable avant-hier. Malli m'avait donné son mouchoir et son argent à garder ; elle est sortie beaucoup plus tôt qu'elle ne m'avait dit, ce qui a fait que Monsieur son mari m'est venu chercher à une contre-danse que je dansais â l'autre bout de la salle, pour me demanda les affaires de sa femme. Il était si plaisam­ment sérieux en faisant ce beau message, que tout le monde a éclaté ; j'en ris encore en vous l'écrivant. Hier soir, il m'a boudé et, comme je disais que j'étais charmé que l'usage de l'épée et des habits brodés revînt, il a dit, d'un air judicieux, que ce n'était qu'un moyen de plus donne aux étourdis pour troubler la société.

Tout le monde me félicite sur la rapidité de mes progrès. Je suis le premier amant

1. Rapprochez de ces ligues la fameuse recette du Rouge »t Soir, pp. 401-402 (Edit. 1855). {Note de M. F. Corrêard). de Mme B. ; des gens qui valaient beau­coup mieux que moi ont été refusés ; je me dis ça à tout moment pour tâcher de me rendre fier, mais en vérité ces jouis­sances d'amour-propre sont bien courtes. Je jouis un instant lorsque, penché sur les bras de sa bergère, je la fais sourire, ou lorsque je fais un petit homme avec le bout de son mouchoir ; mais lorsque mon orgueil veut me féliciter de la différence de mes succès cette année et l'année der­nière, je deviens rêveur, je me rappelle le charmant sourire de celle que j'aime encore, malgré moi ; je sens des larmes errer dans mes yeux à la pensée que je ne la reverrai jamais ; — mais convenez que je suis bien sot ; ne me revoilà-t-il pas dans mes anciennes lubies. Mais cette fille, que m'a-t-elle fait après tout, pour être tant aimée ? elle me souriait un jour, pour avoir le plaisir de me fuir le lende­main ; elle n'a jamais voulu permettre que je lui dise un mot ; une seule fois j'ai voulu lui écrire, elle a rejeté ma lettre avec mépris ; enfin, de cet amour si violent, il ne me reste pour gage qu'un morceau de gant. Convenez, cher Mounier, que mes amis ont raison, et que, pour un officier de dragons, je joue là un brillant rôle. Encore si elle m'eût aimé ; mais la cruelle s'est toujours fait un jeu de me tourmen ter ; non, elle n'est que coquette ; aussi je l'oublie à jamais, et je la verrais dans ce moment que je serais aussi indifférent pour elle, qu'elle fut pour moi dans le temps de ma plus vive ardeur.

Mais, pardon, mon ami, je vous ennuie de mes folies, c'est pour la dernière fois ; je sens que je l'oublie. Est-ce que je n'au­rai pas le plaisir de vous embrasser cet hiver ? Venez un peu voir notre Paris à présent qu'il est dans son lustre ; je suis sûr que tout philosophe que vous êtes, il vous plaira beaucoup plus qu'au printemps. Dans tous les cas j'espère que nous ven­dangerons ensemble dans notre Dauphiné. Venez, mon cher Mounier, comparer nos gais paysans de la vallée avec vos Bretons. Est-ce que Mlle Victorine ne sera pas de la partie 1 Dans tous les cas présentez-lui mes hommages, et croyez à Vendless frien-dship of1.

H. B.
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25. — A SA SŒUR PAULINE

Paris Messidor an X. [Juillet 1802),

Je ne trouve pas de termes, ma chère Pauline, pour t'exprimer le plaisir que ta lettre m'a fait : enfin, je vois que tu t'occupes ferme. Tu n'as pas d'idée combien je regrette que les cir-

1. Bépondez vite à votre ami pour toujours. constances me forcent à habiter Parisj combien j'aurais eu de plaisir à travailler avec toi, et à cultiver cette âme si heureu­sement née. Mais, ma chère amie, puisque nous ne pouvons vivre ensemble, tâchons au moins de tromper l'absence en nous écrivant souvent ; écris-moi une fois par semaine, et pour le faire régulièrement, prends un jour dans la semaine et choisis une heure dans ce jour-là ; de mon côté je m'engage à te répondre sur-le-champ ; tu pourrais m'écrire, par exemple, tous les dimanches matins. Je suis enchanté que tu commences l'italien : nous aurons un point de contact de plus ; je t'enverrai par Colomb1 une excellente grammaire ; car celle de M. Gattel2 que tu suis sans doute n'est qu'un ramassis de principes. Je t'enverrai aussi un petit livre de deux cent treize pages in-18, qui te don­nera plus d'idées que toutes les biblio­thèques du monde 1 C'est la Logique de

1. leur cousin Homaln Colomb qui devait si bien servir plus tard la mémoire de Stendhal se trouvait alors à Paris.

2. t'abbê Gattel avait enseigné à Henri Beyle la graranuire générale et la logique quand celui-ci sulv..lt les cours de l'Ecole Centrale de Grenoble. Dans sa Vie d'Benri Brûlant Beyle pirle de lui avec admiration. I» nouvelle gr mm ire que Beyle pirle d'envoyer 4 sa sœur, la Grammaire Italitnnt de Slret, était parue à Parti chez Théophile Barrols en l'an V de la République. Le D' ïhndrinde Grenoble en a trouvé l'exempl ir» chez un bouquiniste portant la signature d'Henri Beyle et l'indication de sa main qu'ill'avait payée trois livres le 25 mal précédent. notre compatriote l'abbé de Condillac. Il est inutile de parler de cela hors de la famille ; car on me prendrait pour un fou de t'envoyer un pareil ouvrage, et toi pour une présomptueuse d'entreprendre de le lire ; mais ma chère Pauline, laissons dire les sots et. allons notre train ; et, pour mieux faire encore, empêchons-les de gloser sur notre conduite, en leur cachant nos actions.

Cette logique dont on fait tant de bruit, serait la chose du monde la plus facile, si on y apportait un esprit dégage de préjugés: je tâcherai de t'en faire comprendre une page chaque semaine ; je suis persuadé que, lorsque nous aurons ainsi travaillé les deux premiers chapitres, tu pourras continuer toute seule.

Au reste, ma chère amie, ce petit livre de deux cent treize pages lu, rien ne peut plus t'arrêter dans aucun genre de science : les calculs les plus difficiles de l'algèbre, les points de grammaire les plus embrouilles ne t'offriront plus au­cune difficulté ; tu seras étonnée toi-même des progrès rapides que tu feras dans tout ce que tu étudies, à mesure que tu apprendras à raisonner ; car la logique n'est autre chose que l'art de raisonner.

J'ai fait, ce matin, deux grandes lieues pour aller voir le cher cousin Colomb et savoir quand il compte retourner à Gre­noble ; je lui ai laissé mon adresse et j'es­père qu'il me rendra ma visite. Je lui remettrai alors un almanach pour le grand'père, la grammaire italienne de Siret et la Logique de Condillac pour toi. Ne manque pas de m'êcrire le premier dimanche après avoir reçu cette lettre ; n'y manque pas, je t'en prie. Tu me donneras des détails sur ce que tu lis et sur la manière dont tu le sens.

Dis mille choses pour moi à Caroline et prie-la de m'êcrire. Que fait Gaétan?

Dis à notre papa que je compte lui envoyer incessamment le plan de la maison, avec tous les détails : celui qu'il a est calculé pour la plus grande solidité, réunie à toute l'élégance convenablel. Tout le monde est d'avis qu'il faut laisser aux boutiques l'ouverture que nous leur avons donnée : elle sont toutes dans ce genre à Paris ; elles ont généralement de onze à treize pieds de hauteur. Tu le re­mercieras bien, de ma part, de l'argent qu'il a bien voulu m'envoyer.

i' '1. H s'agit de la maison que Chérabin Beyle allait faire

'' construire à l'angle de la place Grenette et de la rue de

( Bonne, commencée en 1803 et terminée en 1806, elle coûta

environ -vingt-sept mille francs 26. — A AU MINISTRE DE LA GUERRE

SaVigiiano1, le 1er Thermidor an X. [20 Juillet Ï802.]

Je soussigné, sous-lieutenant au 6° ré­giment de dragons, déclare donner ma démission de l'emploi que j'occupe au dit corps.

H. Beyle.

27.—

A SA SŒUR PAULINE

Paris, -1 Fruetitior an X. [Dimanche, 2% Août 1S0Z.\

Je te réponds tout de suite, ma bonne Pauline, de peur de ne pou­voir le faire de longtemps, j'ai sur ma table onze ou douze lettres aux­quelles il faut que je réponde, et qui

1. Inutile de felre remarauer gue Beyle en réalité était à Paris. attendent leur tour depuis un mois ; prends de l'ordre de bonne heure, je n'en ai que pour mes études, et j'ai bien sou­vent occasion de m'en repentir dans mes relations sociales ; prends pour principe de toujours répondre à une lettre dans les quarante-huit heures qui suivent sa réception.

Prends tout de suite un maître d'italien, quel qu'il soit ; en attendant de l'avoir, copie, et apprends par cœur les deux auxiliaires essere et avère, tâche de com­prendre le grand tableau qui est à la tête de ta grammaire italienne. Je te conseille de prendre une grande feuille de papier et de le copier. Il faudra lire chaque soir avant de te coucher le verbe avère, ensuite le verbe essere. C'est le seul moyen d'ap­prendre, je compte là-dessus.

Tu pouvais lire beaucoup mieux que l'Homme des Champs *. C'est un pauvre ouvrage. Lis Racine et Corneille, Cor­neille et Racine et sans cesse. Puisque tu ne sais pas le latin, tu peux lire les Gêorgiques, de Delille. Ne pouvant pas lire Homère et Virgile, tu peux lire la Henriade. Tu y prendras une très légère idée du genre de ces grands hommes. Lis La Harpe ; son goût n'est pas sûr, mais il

1. De Dalffle. te donnera les premières notions, et si jamais j'ai le bonheur de pouvoir passer deux mois à Claix avec toi, loin des en­nuyeux, nous parlerons littérature. Je te dirai ma manière de voir et j'espère que tu sentiras de la même manière. Il y a en toi de quoi faire une femme char­mante, mais il faut t'accoutumer à réflé­chir, voilà le grand secret.

Pour bien sentir la mesure des vers, il faut en avoir dans l'oreille. Tu me feras bien plaisir de chercher le quatrième acte d Iphigênie, scène quatrième et d'ap­prendre la tirade qui commence par ces mots mon père, jusqu'à que je leur vais conter. Je te conseille de les copier et de les lire le soir. Il est très essentiel de bien lire les vers, je voudrais que d'ici au mois de septembre prochain, tu susses tout le rôle d'Iphigénïe, je t'apprendrais à le déclamer. Tu pourras te borner à lire de Corneille, les pièces suivantes : le Cid, Horace, Cinna, Rodogune et Po-lyeude. Prie le grand-papa de te prêter le Misanthrope, de Molière. Tu pourras lire Rhadamisle et Zénobie, de Crébillon, Mérope, Za.re et la Mort de César, de Vol­taire. Si ton goût est juste, tu placeras Corneille et Racine au premier rang des tragiques français, Voltaire et Crébillon au deuxième. Je finis en te recommandant de lire sans cesse Racine et Corneille, je suis comme l’Eglise, hors de là point de salut.

C’est avoir profité, que de savoir s’y plaire.

H. B.

Ne montre ma lettre à personne.
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Vidéo de  Stendhal
Critique de Say, proche de Bentham, Stendhal se confronte aux théories économiques de son temps. de l'utilitarisme au malthusianisme en passant par la question de la division du travail, le célèbre écrivain était aussi économiste.
Pour comprendre l'économie à travers le regard De Stendhal, Tiphaine de Rocquigny reçoit Christophe Reffait, maître de conférences en littérature française, Université de Picardie Jules Verne.
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