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Critique de Presence


Ce tome comprend une histoire indépendante de toute autre, et il constitue un chapitre complet. Il contient les épisodes 1 à 6, initialement parus en 2012/2013, écrits par Eric Stephenson, dessinés et encrés par Nate Bellegarde, et mis en couleurs par Jordie Bellaire.

Il y a quelques années (une vingtaine environ), 4 jeunes génies scientifiques se sont associés pour créer une entreprise World Corp. : Dade Ellis, Simon Grimshaw, Emerson Strange et Thomas Walker. World Corp. a révolutionné le monde grâce à ses technologies innovantes et révolutionnaires, en particulier en matière de prothèse oculaire. Entre 4 personnalités aussi fortes, des tensions et des dissensions sont vite apparues, conduisant à l'exclusion de l'un des leurs, le départ d'un autre, et le retrait de la vie publique d'un troisième. Des années plus tard (dans un futur proche de quelques années), une douzaine d'individus isolés dans un laboratoire subissent des transformations dues à un virus foudroyant. Chez lui, Emerson Strange essaye de gérer la situation de ces 12 individus, alors qu'il est sous le regard scrutateur de Darrow Fletcher, un individu travaillant en sous-main pour Simon Grimshaw.

Une uchronie développée (à partir de l'émergence de 4 scientifiques exceptionnels), une société ressemblant à la nôtre mais transformée par ces nouvelles technologies, des articles de journaux, une découverte progressive du passé et des relations entre les 4 scientifiques, des extraits de livres fictifs : l'intrigue n'est pas celle de Watchmen, les thèmes développés ne le sont pas non plus, mais les procédés narratifs rappellent cette oeuvre. Eric Stephenson ne se réclame jamais de "Watchmen", le récit ne comporte pas de clin d'oeil ou d'allusion, mais la similitude existe.

Malgré le recours à ces dispositifs sophistiqués, le lecteur se rend vite compte que "Nowhere Men" ne résiste pas longtemps à la comparaison. En premier lieu, la partie visuelle n'est pas à la hauteur. Nate Bellegarde utilise une approche réaliste, sans exagération des anatomies, avec un détourage des contours par un trait fin et assuré. Il fait montre d'un vrai talent pour donner une identité visuelle spécifique à chaque personnage, tous étant immédiatement reconnaissables, alors qu'il y en a une bonne vingtaine. Il s'avère très habile à poser un environnement pour le rendre unique. le lecteur s'installe avec plaisir et un peu d'appréhension dans un fauteuil du conseil d'administration, dans une pièce immense, avec une vue imprenable sur la ville. Il évolue avec précaution dans l'environnement stérile et technologique d'une station spatiale (avec de grands volumes peu réalistes). Il reste debout, un peu mal à l'aise dans la bibliothèque d'Ermerson Strange. Il respire la poussière d'une usine désaffectée.

Bellegarde réussit également à faire croire à la plausibilité des technologies d'anticipation. Il sait rendre l'âge de chaque personnage, sans jeunisme systématique (oui, les individus de plus de 60 ans ont même des rides). Il n'hésite pas à faire varier le nombre de cases par page en fonction des besoins de la séquence, d'un dessin pleine page jusqu'à 9 cases pour une seule page. Par contre il succombe de temps à autre à la tentation de s'affranchir de dessiner les arrières plans toute une page durant, diminuant alors l'intensité de l'immersion du lecteur. de même, Bellegarde éprouve quelques difficultés à dessiner des expressions de visage nuancées et variées, diminuant un peu l'empathie que le lecteur peut éprouver pour les personnages.

Eric Stephenson se montre très habile dans sa narration, exposant dès le départ la force d'évolution que représentent ces 4 scientifiques, ainsi que le pouvoir dont ils disposent dans le cadre de leur entreprise. Il a conçu une structure narrative dans laquelle le lecteur découvre la situation actuelle par bribes, à partir de plusieurs points de vue (celui des 12 cobayes, ainsi que celui d'Emerson Strange et de quelques autres), ainsi que les événements du passé (en particulier l'évolution des relations entre les 4 scientifiques, à la fois à partir de leurs réactions, mais aussi en tant que personnages publics).

Stephenson manie avec habilité le sous-entendu. Les 4 scientifiques n'exposent pas leur credo au travers d'une longue tirade, ou dans le cadre d'échanges d'opinion entre eux. le lecteur le déduit au travers de leurs actes. Néanmoins, Stephenson a donné une clef de lecture dès le départ. Dans un article de magazine, un journaliste dresse un portrait de chacun d'entre eux (naissance, ville natale, père, mère, chanson favorite, objectif, lecture favorite, etc.). Leur livre préféré révèle leur motivation profonde pour qui en a déjà entendu parler : le vin de l'été de Ray Bradbury, La Grève : Atlas Shrugged d'Ayn Rand, le Mage de John Fowles et L'orange mécanique d'Anthony Burgess. À l'instar de ce que faisait Alan Moore avec les additifs aux 11 premiers chapitres de "Watchmen", Stephenson dresse un portrait croisé de ses 4 personnages principaux par le biais de coupures de presse et d'extraits de livres.

Avec cette histoire riche en rebondissements, Stephenson sonde 2 thématiques principales. La première réside dans le culte de la personnalité dont jouissent Ellis, Grimshaw, Strange et Walker. Qu'ils le veuillent ou non, ils sont devenus des modèles pour la jeunesse qui leur accorde le statut d'idole, reléguant au placard les stars de rock ou de cinéma. Leur attitude publique donne lieu à la naissance de modes étranges et hors de contrôle. La deuxième thématique qui coure tout le long du récit est relative à l'usage fait de ces percées scientifiques. En plaçant Ellis, Grimshaw, Strange et Walker à la tête de l'entreprise qui exploite leur découverte, Stephenson concentre dans les mêmes individus la capacité d'innovation et son usage, la science et la conscience (pour paraphraser une maxime célèbre). Dans ce contexte, les convictions différentes de ces 4 individus sont lourdes de conséquences. Entre une forme de dictature éclairée imposée par une élite scientifique et entrepreneuriale (Ayn Rand) ou une quête de spiritualité en élargissant le champ des possibles (John Fowles), les conséquences (ou les dommages collatéraux) pour le reste de la population mondiale varieront fortement.

"Nowhere Men" n'est pas le nouveau "Watchmen", il n'y a pas de déconstruction du mythe du superhéros, il n'y a pas d'interrogation sur la construction de l'Histoire. Ce récit ne dispose pas d'une construction graphique aussi rigoureuse et intelligente. "Nowhere Men" est le fils spirituel de "Watchmen", avec sa volonté d'utiliser des dispositifs narratifs riches et intelligents, avec ses questionnements sur l'utilisation des découvertes scientifiques, sur l'évolution de la condition humaine qui découle de ces découvertes. Malgré l'incorporation un peu gauche d'individus dotés de capacités exceptionnelles, Eric Stephenson et Nate Bellegarde proposent au lecteur un récit d'anticipation divertissant à haute teneur en intelligence.
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