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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"Le cri du sentiment est toujours absurde ; mais il est sublime, parce qu'il est absurde."
(C. Baudelaire)

J'ai choisi exprès "Le voyage sentimental en France et en Italie" pour m'accompagner lors de mon propre voyage (eh, sentimental...) en France, en vague direction de l'Italie, sous les derniers rayons chauds d'un soleil aux tonalités déjà automnales caressant les vignobles de leur lumière dorée, tandis que le chant joyeux des robustes paysans s'élevait dans la transparence cristalline... etc., etc.... pardon !
Il sera difficile de trouver un meilleur compagnon de route que Sterne - compagnon plus complaisant, plus modeste, plus vertueux, plus généreux - tout ceci évidemment à quelque vertigineux degré d'ironie qui caractérise si bien cet enfant terrible des lettres anglaises du 18ème siècle.

Même si l'époque des diligences est révolue depuis longtemps et nos itinéraires respectifs se sont vite séparés, on avait au moins une chose en commun : ni lui ni moi n'avons réussi à atteindre l'Italie... ce qui n'a fait qu'augmenter mes sentiments affectueux envers l'auteur de l'immortel "Tristram Shandy".
Malheureusement, les raisons de Sterne pour ne pas descendre davantage vers le sud étaient bien plus impérieuses que les miennes, et j'ai rarement ressenti une plus grande tristesse à cause de la mort prématurée d'un auteur qu'en contemplant la dernière phrase du récit, coupée en plein milieu. Et juste pendant cet épisode cocasse où le pasteur Yorick (notre sentimental voyageur et accessoirement l'alter-ego de Sterne) est forcé de partager sa chambre avec une belle Piémontaise dans une auberge près de Lyon. Puis, au plus profond de la nuit... ah, quel gâchis !
Pour être tout à fait franche, je garde une nette préférence pour la flamboyance digressive de "Tristram Shandy", mais n'oublions pas qu'il s'agit ici d'un récit de voyage, et si ce bon Yorick avait calé son pas sur celui de Tristram, il serait probablement encore à Calais, en train de déguster sa première fricassée de poulet.
On trouve cependant quelques réminiscences, tant dans le style irrévérencieux au fort potentiel comique que dans les personnages, que Sterne fait parfois sentimentalement voyager d'un roman à l'autre, y compris le protagoniste principal. L'auteur est un rusé renard, et les liens tentaculaires plus ou moins subtils transforment son oeuvre en un seul Grand Jeu littéraire pré-postmoderne.

Etrangement, à chaque fois que je parle de Sterne, je me laisse surprendre par une sorte de verve digressive - allez savoir pourquoi -- mais certains comprendront -- du moins je l'espère... ceci dit, "Le voyage" en soi est par essence progressif, je reviens donc vite au sujet.
Le trublion Sterne a décidé de commencer son récit de la même façon dont il se termine - "in medias res", par l'énigmatique phrase : "Cette affaire, dis-je, est mieux réglée en France"... et je présume que cette fois c'était voulu. Mais quelle est donc "cette affaire" ? La recette de la fricassée, ou la nature spontanée des Français, si différents des pâles fils de la perfide Albion ?
Difficile de décider, car les "affaires" ne manquent pas, de préférence les affaires de coeur. Sterne réagit aux récits de voyage sèchement descriptifs de l'époque, notamment "Voyages à travers la France et l'Italie" de Tobias Smollett, qu'on trouve dans le livre sous les traits du "savant Smelfungus" (sic !).
Yorick voyage davantage d'homme en homme (sinon de femme en femme) en profitant des "suaves petites gracieusetés de la vie".
A commencer par un touchant moine franciscain à Calais à qui, débordant de sentiments, il refuse l'aumône ( "[il avait] l'air si naturel, si gracieux, si humble, qu'il falloit que j'eusse été ensorcelé pour n'en être pas touché…") en passant par nobles dames, aubergistes, libraires, grisettes parisiennes, comtes roturiers ou simples paysans, son itinéraire touristique est avant tout un itinéraire d'âme, tendre et malléable comme le nougat de Montélimar.

Si l'histoire démarre doucement, à partir du moment où le pasteur engage le serviteur français La Fleur - un garçon plein de bonne volonté, mais qui sait tout au plus battre le tambour - elle est pour ainsi dire menée tambour battant, et elle n'est pas sans rappeler l'assez génial "Jacques le Fataliste" de Diderot (qui doit beaucoup à Sterne).
Les nombreuses phrases "in french in italics" permettent de s'arrêter sur quelques subtilités de la langue de Molière, et donnent beaucoup de vie au récit, y compris quelques mémorables quiproquos... c'est d'ailleurs à cause d'un imbroglio tout shakespearien que l'émotionnel pasteur va continuer son voyage avec un passeport établi au nom de "M. Yorick, le bouffon du roi".
Mais les deux pays sont en guerre, et la bouffonnerie est toujours préférable à la Bastille, même pour le voyageur le plus intrépide. Ou à n'importe quelle autre forme d'entrave : ni Sterne, ni Cervantès, Rabelais, Hašek - et par extension, tant d'autres auteurs qui ont osé briser les chaînes du roman traditionnel - ne vont pas me contredire.
"Le Voyage Sentimental" est un panaché littéraire aussi pétillant que "Shandy" et pourrait presque y figurer en tant que chapitre supplémentaire. Je garde donc par sentimentalisme la même note, 4,5/5.
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