50 ans nous séparent des événements décrits dans ce roman graphique. Cette docu-fiction. Sur base de faits réels et de témoignages de première main, les auteurs reviennent sur le Manifeste des 343 femmes ayant avorté. Ce que le regretté
Cabu en Une de
Charlie Hebdo appellera "les salopes" dans un pied-de-nez à
Michel Debré.
Les faits sont bouleversants. La réalité des femmes subissant un avortement est dramatique. Et que dire de l'opinion publique à l'encontre des femmes qui avortent... Les acquits gagnés par les femmes sont fragiles, il suffit de peu pour que les milieux réactionnaires les remettent en question. Qu'il s'agisse de la Pologne ou des USA, les forces sont en place pour faire machine arrière et revenir sur les avancées. Ou l'Argentine où un candidat à la présidence est clairement opposé à toute forme d'avortement. Les auteurs mentionnent des faits, juste des faits, et ces faits parlent -malheureusement- d'eux-mêmes. Les faiseuses d'anges, les cintres, un bâton pointu pour avorter, les enquêtes de police, les traques, les interrogatoires, les médecins qui n'osent pas avouer...
Suivre les débats, les enjeux. Voir les positions respectives des groupes de pression comme le MLF, fort dogmatique, évoluer. Voilà le récit que cette BD nous propose. Même si on connaît la fin, ce combat reste prenant, poignant. C'est puissant et désespéré à la fois. Frustrant aussi car, en 1971, cela signifie pas mal de compromis (d'aucunes diraient des compromissions). Rétrospectivement, cela peut sembler évident. Ce roman graphique montre que cela ne l'était pas. Publier la liste des signataires dans un journal "bourgeois", quelle ignominie pour les plus engagées... Quelle honte pour le bon bourgeois... Se dire qu'il a fallu ruser, mordre, griffer, pour décrocher des droits évidents, ce
la laisse un goût amer en bouche et une boule au ventre. Car le patriarcat est partout. Au commissariat, dans la rue, dans les usines et même à la rédaction du journal où le "chef" est un homme. On mesure mal, 50 ans plus tard, l'importance des noms sur la liste, comme
Deneuve, Seyrig,
De Beauvoir,
Sagan...
Il est difficile de rester de marbre. Cela dit, l'option "docu-fiction" prise par les auteurs ne m'a pas spécialement convaincu. Refaire un récit en agrégeant divers témoignages et "recréer" un récit unique (vrai et fictif à la fois), plutôt qu'un récit mutliple à plusieurs voix, cela ne me semble pas la meilleure option. J'aurais davantage été en phase avec un récit pluriel comme
Leila Slimani dans
Paroles d'honneur. Faire ressortir les différences, les divergences, les points de tangence à travers un récit multiple, cela m'aurait davantage plu.
Mais il ne faut pas faire la fine bouche, ce récit devait exister. Il faut rappeler aux génrations actuelles à quel point les luttes sont difficiles, et comment les acquits ont été obtenus, pour éviter qu'ils ne disparaissent.