Le livre de Wofgang Steeck est paru en 2013 en Allemagne. le titre principal ‘Du temps acheté' se fait l'écho de sa critique de base des crises à répétition dans nos économies modernes. le sous-titre, ‘La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique', comporte une certaine ambiguïté que l'on retrouve à travers le texte. Crise au singulier ou succession de crises ? Que penser de la notion de ‘capitalisme démocratique'? Quid de pays comme la Chine, qui n'est pas spécialement démocratique, mais qui connait aussi des crises ?
Puis, je considère que ce texte ne gagne en rien par une couverture en mode graffiti d'extrême gauche qui proclame ‘Nos vies valent plus que leurs profits'.
‘Leurs' serait censé faire référence aux travailleurs indépendants, actionnaires de Sarl modestes, de PMI, d'ETI ou seulement de grandes entreprises et/ou de banques?
Streeck se situe dès le départ dans la tradition de l'Ecole de Francfort qui a dominé les sciences sociales en Allemagne depuis les années 1920 puis de nouveau après la guerre.
Adorno est ainsi cité 4 fois dès la première page mais l'auteur ne partage pas les idées de
Habermas sur l'Union européenne. En effet, il affirme : ‘Je traite dans cet ouvrage de la crise financière et fiscale du capitalisme démocratique d'aujourd'hui à la lumière des crises élaborées à Francfort à la fin des années 1960…'. le livre est fort intéressant dans son étude de la succession des crises notamment depuis les années 1970, mais toujours dans une optique Allemagne et Europe du Nord. Ces crises sont fiscales, financières et relatives à la croissance. le déroulement des crises et des réactions des Etats sont bien décrits. Elles ont impacté des Etats d'abord de type ‘welfare state, puis des très endettés avant d'aboutir au stade actuel « d'Etats de consolidation » avec ce qu'on appellerait en France des politiques d'austérité. Cette notion d'Etat de consolidation est associée, surtout depuis les crises de 2007 et de la dette grecque, avec le projet européen qui est simplement rejeté en fin de texte par Streeck. En effet, selon notre auteur, le projet européen ne serait qu'une ‘machine à libéraliser les économies nationales européennes'. Entre une introduction qui situe l'analyse des crises et une conclusion, qui hésite entre un refus de l'UE et de l'Euro, l'essentiel du livre traite des phases des crises fiscales, de l'Etat fortement débiteur et les réponses des Etats et de l'UE. Les chapitres I, II et III sont excellents.
La conclusion, avec pour sous-titre ‘Qu'attendre de la suite', m'a déçu. Il y est question de la présence, notamment aux USA, de blocs qui veulent la fin de l'Etat dans l'économie. En revanche, Streeck oublie de citer un bloc très présent en Europe qui est celui qui réclame toujours davantage d'Etat. Un Etat qui, selon les populistes de tout bored, peut et qui doit tout faire, même dans un pays comme la France où le secteur public et les comptes sociaux consomment 57% du PIB, contre 47% chez M Streeck en Allemagne.
Il est beaucoup question dans la conclusion de l'UE, de l'Euro et des politiques de consolidation fiscale et budget. Dans une certaine mesure les élections récentes de populistes donnent un peu raison à Streeck quand il écrit en 2013 que nous arrivons à un stade ‘Lorsque le capitalisme de l'Etat de consolidation n'est plus à même de générer l'illusion d'une croissance partagée en vertu du principe de la justice sociale, le moment vient où les chemins du capitalisme et de la démocratie doivent se séparer'.
On aimerait voir quelques signes crédibles d'une autre voie. Mais, selon notre auteur, ‘il est toutefois encore difficile de discerner ce à travers quoi il faudra bien passer'. Puis s'en suivent des passages où sont cités les figures diaboliques de Wofgang Schäuble, la Commission et Goldman Sachs, sans jamais arriver à un plan de route. Il affirme de nouveau, sans conviction à mon sens, que ‘la démocratie en Europe ne peut pas consister un projet d'homogénéisation institutionnelle'. Après le Brexit, les élections néerlandaises, allemandes et italiennes, on en est loin!
Streeck plaide pour un nouveau ‘Bretton Woods' européen mais y arrive en passant par des plaidoyers pour les dévaluations (par qui et de combien?), des taux de change nationaux flexibles tout en maintenant l'Euro( !?), et même pour un brin de protectionnisme qui semblent bizarre de la part d'un Allemand, surtout quand on lit ces lignes alors que M. Trump, qui, lui certes, lit fort peu, semble s'en inspirer..
Le texte évoque souvent l'économiste Hayek (1899-1992) qui fut le rival ultralibéral de
Keynes. Streeck est sociologue, pas économiste, et il est clair q'il ne sera pas celui qui fera la grande synthèse des critiques ‘autrichiennes' de l'Etat encombrant et des propositions audacieuses et souvent réussies de
Keynes. Notre auteur semble trainer une vision critique, sans réelle contre-proposition, qui caractérise la gauche en général. Comment dépasser cette impuissance intellectuelle, politique et institutionnelle ?
La vision de Streeck est celle d'un capitalisme que nos sociétés portent en elles comme une maladie. La réalité est plus complexe car le droit d'entreprendre, et le droit de ne pas voir son patrimoine confisqué, doivent aussi être reconnus au titre de la justice sociale. Les marchés ont leurs avantages comme leurs inconvénients, leurs progrès et déséquilibres. Cela ne rentre pas dans la perspective d'un auteur qui a passé sa vie dans le monde universitaire.
Il est évident qu'une rupture avec le système économique actuel est nécessaire. Mais cette rupture ne passera pas par un Grand Soir économique, social ou politique.
Le changement doit tenir en compte non seulement les schémas critiques du passé mais aussi une vision globale du monde, déclinée par grandes régions comme l'Europe. Cette vision ne peut pas compter sur une crise millénaire du capitalisme dans toutes ses formes. Les marchés et la libre entreprise ne vont pas disparaître et il faut les inclure dans les schémas futurs. La vision critique doit proposer des solutions et peut chercher des relais dans la population, dans ses représentations et institutions. On voit bien que les populistes proposent une vision claire et cynique, offre des solutions hautes en couleur mais improbables. Les démocrates doivent pouvoir faire mieux. Ils trouveront ici une bonne perspective critique sur l'histoire récente, mais rien de plus qui soit de nature à convaincre les populations concernées par la situation actuelle en Europe et au-delà.