Quand je reprends conscience, je suis nu dans une pièce froide et noire.
Depuis combien de temps suis-je ainsi ? Une journée ? Une semaine ? En tout cas j'ai sacrément faim.
Avançant timidement les pieds au cas où le sol serait recouvert de tessons de bouteille ( j'ai lu pas mal de thrillers dans ma vie, je sais de quoi je parle ), je cherche desespérément un interrupteur avant de hurler à l'aide. Finalement, mes mains s'arrêtent au niveau d'un genre de rideau métallique.
Sans conviction, j'essaye de le faire bouger, et quelle n'est pas ma surprise en constatant qu'il se déroule sans problème.
Mais qu'est-ce que je fiche dans mon garage ?
En courant sur les graviers, je me dépêche de pénétrer dans ma résidence par l'arrière en espérant ne croiser aucun voisin.
Une fois devant ma porte, au troisième étage, je fais une prière voix basse pour qu'elle s'ouvre parce que je n'ai pas spécialement envie de sonner chez ma voisine en tenue d'Adam pour pouvoir joindre un serrurier. Et heureusement, je peux rentrer chez moi sans difficulté aucune.
Tout est là : Mes clefs, mon téléphone, mes piles de livres.
Première chose à faire, passer à la salle de bain.
Je jette un coup d'oeil au miroir : C'est bien moi. Pourquoi en douterais-je d'ailleurs ? A cause du dernier roman que j'ai lu, Souvenirs effacés ? Oui, enfin on est dans la vraie vie là. Et incontestablement, je reconnais cette petite silhouette fine et nerveuse, mes pommettes saillantes, mes courts cheveux bruns et mes yeux légèrement bridés rappelant mes origines asiatiques.
Une fois propre, j'enfile mes vêtements et j'ai une sensation curieuse. Je flotte dedans. Je reconnais pourtant bien mon t-shirt de Nightwish, mes docks, mon jean gris clair, mais tout est trop large, trop long.
Comme si j'avais affreusement maigri.
Peut-être suis-je resté dans les vapes bien plus longtemps que je ne le pensais.
Quels sont mes derniers souvenirs avant mon réveil ?
Je venais de terminer le roman d'Arno Strobel et j'avais entamé une critique au brouillon pour pouvoir la publier sur Babelio ensuite.
J'étais en pleine rédaction quand j'ai senti une sorte de piqûre dans mon cou et que je me suis écroulé.
Depuis, je n'ai pas le moindre souvenir.
Dois-je avertir les autorités ?
Ils penseront que j'ai fait un long coma éthylique dans mon garage.
La meilleure chose à faire est encore de reprendre mes activités où je les avais laissées.
J'ouvre mon ordinateur ... Quasiment rien à signaler ... Si ce n'est que mon brouillon de Souvenirs effacés d'Arno Strobel s'est volatilisé.
Je n'ai plus qu'à tout recommencer. Je tiens tout particulièrement à raconter l'étrange histoire de Sibylle Aurich.
Seulement j'ai beau chercher, aucune trace du roman en question, ni de mes notes. Mais qui ça pourrait bien intéresser ?
Un cambrioleur aurait pris mon téléviseur, mes clefs de voiture, mon édition originale d'Angemort de Sire Cédric.
Le mystère s'épaissit encore lorsque je tapote "Souvenirs effacés" sur Babelio : Aucun résultat.
Arno Strobel alors ?
Aucun résultat.
Je cherche à recréer la fiche du livre, mais il a totalement disparu d'internet. Comme effacé.
Je n'ai ni couverture, ni résumé, ni code ISBN. Ca va être pratique.
Peut-être que j'ai laissé mon exemplaire chez ma mère ?
Je prends donc la voiture et je pars à quelques kilomètres de chez moi.
A peine pénétrais-je dans l'allée que j'entends Grisella aboyer.
D'habitude elle me reconnaît de loin pourtant.
Je sonne.
Quelques secondes plus tard, ma mère ouvre la porte, le visage fermé, les traits tirés.
- Ca ne m'intéresse pas, dit-elle comme elle le fait toujours avec les vendeurs à domicile et les témoins de Jéhova.
- Coucou maman ! Je ne reste pas ! Je dois juste aller chercher un livre dans ma chambre. Tu veux bien me laisser entrer ?
- Comment osez-vous ? me dit-elle en bloquant la porte d'entrée, tandis que la chienne continue à aboyer comme si elle avait vu le diable en personne.
- Mais qu'est-ce qu'il y a ? Tu ne me reconnais pas ?
Ma mère aurait-elle un début d'Alzheimer ?
- Ca fait deux mois que mon fils a disparu, et vous venez la bouche en coeur m'annoncer que c'est vous ? Vous êtes un pervers qui voulez me faire souffrir ? Vous trouvez ça drôle de vous moquer du malheur des autres ?
Vous êtes typé oriental, comment voulez-vous être mon fils ?
- Ben ... parce que tu m'as adopté peu après ma naissance, la rassurais-je.
Maman me laisse planté là une quinzaine de secondes avant de revenir avec un album de photos.
- C'est lui mon fils ! scande-t-elle en me montrant la photo d'un type affreux, aux longs cheveux blonds, une cicatrice au menton et un nez légèrement épaté.
Quant à moi, je reconnais ma mère, mon père, ma soeur, mais certainement pas cet usurpateur portant mes vêtements.
C'est quoi que cette mascarade ?
C'est Surprise sur prise ? Allez Marcel Béliveau, montre-toi, c'est plus drôle maintenant !
Je prends le temps de raconter à ma mère nos souvenirs les plus intimes. Ma promenade autour du lac Pavin quand j'avais trois ans, la seule fois où je l'ai vue pleurer, le jour où elle m'a expliqué comment on faisait les bébés. Et de fil en aiguille ses yeux s'éclaircissent et elle me demande :
- Antyryia ? C'est vraiment toi ? Mais comment est-ce possible ?
Notre étreinte est timide, presque gênée, avant de devenir plus assurée. Enfin elle reconnaît son fils ! Mais il reste de nombreux mystères à élucider.
Je jette un oeil gourmand à Grisella, toujours à gueuler comme une damnée, et demande à ma mère :
- C'est le repas de ce soir ?
Elle me rejette alors brusquement en hurlant qu'elle avait bien failli se faire avoir, que jamais son véritable fils n'aurait prononcé de telles paroles, qu'elle savait que j'avais un lien avec sa disparition, qu'il était impossible que j'en sache autant, qu'elle allait prévenir la police. Avant de remarquer - cerise sur le gâteau - que je conduisais la même voiture que son garçon.
C'est pourtant bien ce que je me suis évertué à lui dire, que j'étais son fils, mais de toute évidence quelque chose cloche.
J'ai beaucoup de mal à comprendre et assimiler ces informations, tout ce que je sais c'est qu'il faut que je fasse au plus vite. Alors je bondis dans les escaliers, entre dans ma chambre ( à droite de la mezzanine ), cherche le roman de Strobel.
Mais rien.
Que dalle, nada, néant, zéro la tête à toto.
Par défaut je prends un vieux Lisa Gardner, La fille cachée, paru également en poche aux éditions de l'Archipel.
Je saute par la fenêtre, atterrissant sur une haie qui amortit ma chute, et je file en boîtant jusqu'à ma Clio.
Je suis déjà loin quand je croise trois voitures des forces de l'ordre qui déboulent, girophares et sirènes à pleine puissance.
Quand j'arrive à la gare d'Arras, je sais que je n'ai que deux solutions pour résoudre tous ces mystères : Pourquoi j'ai autant maigri, pourquoi ma mère ne me reconnaît pas, pourquoi un inconnu a pris ma place sur les albums de famille et surtout pourquoi le roman Souvenirs effacés semble avoir disparu de la surface de cette terre. Comment rédiger une critique d'un livre qui n'existe pas ? Et que je suis pourtant persuadé d'avoir lu ?
Soit mon garage contient un portail vers la quatrième dimension, soit quelqu'un me manipule.
Tandis que je réfléchis à la meilleure façon de procéder, je me rends compte que mon portable est complètement déchargé.
Tant qu'à faire. Ca ne serait pas drôle sinon.
- Je peux t'aider mon pote ? me demande un homme dans la quarantaine, crâne rasé, moustache, tenue militaire, un tatouage en forme de croix gammée sur le cou, tout en sortant un cran d'arrêt d'une poche intérieure.
Je ne sais pas si je peux lui faire confiance, mais à qui me fier ?
Je lui raconte alors toute l'histoire. Je n'ai plus grand chose à perdre.
Je le sens destabilisé.
- On peut aller en Allemagne rendre visite à ce Arno Strobel si tu veux ? Il lui restera bien un exemplaire du bouquin. Je peux même venir avec toi si tu veux.
- D'accord, c'est une excellente idée. Lui seul saura quoi faire de toute façon. Tu peux retrouver son adresse ?
Il sort une tablette de son autre poche intérieure, tapote le clavier intuitif, fronce les sourcils, et déclare :
- J'ai un Jochen Strobel à Mérignac , en Gironde. C'est sûrement la même famille.
- Et moi je peux t'aider mon chéri ? Pour cinquante euros je te fais tout ce que tu veux, me propose alors une serviable jeune femme, blonde, édentée, peu vêtue, aux curieuses et multiples traces de piqûres sur les bras.
Et là, j'ai comme un éclair de lucidité. Je sais enfin ce qu'il faut faire !
- Pourrais-tu me donner les coordonnées des éditions de l'archipel ?
Elle sort son portable, pianote un instant, et me répond :
- Eh bien aux Maldives il y a le Palace Hôtel qui a l'air plutôt sympa, avec une piscine. Je les appelle pour réserver une chambre ?
- Ne te fie pas à elle, me chuchote le moustachu.
- Méfie toi, il est en train de t'embobiner, me susurre la cupide décolorée.
Je me sens aussi perdu que dans un roman d'Harlan Coben.
Ne fais confiance à personne.
Je ne sais plus qui croire, ce que je dois penser, ce que je suis sensé faire.
Deux personnes semblent prêtes à m'aider mais je me sens plus seul que jamais, incapable de les croire sincères dans leur démarche.
Je fuis sur les quais de la gare d'Arras. Je croise un agent de la SNCF qui me demande si j'ai besoin d'un renseignement, et je lui hurle que non, je ne veux aucun service de qui que ce soit.
Je sors le roman de Lisa Gardner, je lis machinalement quelque pages sans rien y comprendre tellement mon cerveau turbine à cent à l'heure.
Et puis je tombe dessus presque sans y penser.
Les éditions de l'archipel, 34 rue des Bourdonnais, 75 001 Paris
Dans la demi-heure qui suit, je suis dans le train qui m'emmènera vers l'ultime vérité.
Sur le plan du métro parisien, je me repère assez facilement et je prends la ligne 4 direction Châtelet.
Je trouve les bureaux de l'Archipel assez facilement, et j'entre en tremblant, interrompant la standardiste en pleine communication téléphonique en demandant ( en suppliant même ) de me confirmer qu'ils publient bien un auteur de thrillers allemand du nom d'Arno Strobel.
- Excuse moi, je te rappelle dans un instant.
- Pardon ?
- Ce n'était pas à vous que je parlais. Bonjour monsieur. Donc vous souhaitez savoir si nos éditions publient des écrivains de suspense allemands, c'est bien ça ?
Eh bien oui, je peux vous conseiller l'incontournable Sébastian Fitzek, ou encore Bernard Aichner. Il est Autrichien, mais c'est presque pareil, n'est-ce pas ?
- Non mais vous n'écoutez pas. Je vous demande si vous pouvez me confirmer que vous avez bien publié Souvenirs effacés d'Arno Strobel ?
- Arnaud qui ?
- Strobel ! L'auteur d'Enterrées vivantes, d'Engloutie ! m'énervais-je.
- Ecoutez non, ça ne me dit rien du tout. Mais ça raconte quoi ? Ca me reviendra peut-être avec quelques détails. Vous savez, moi et les titres ça fait souvent deux !
Je n'en reviens pas. Comment je vais faire ma critique moi sur un livre qui a disparu de cette dimension ? Ou est-ce que j'aurais pu inventer toute l'histoire ? Est-ce que je l'ai rêvée ? Bon, au point où j'en suis je n'ai plus rien à perdre de toute façon.
- C'est l'histoire de Sibylle, mariée et maman d'un petit garçon de sept ans prénommé Lukas, qui se réveille un jour d'un long coma dans une étrange clinique souterraine dont elle parvient à s'enfuir. Mais sa réalité déraille complètement lorsqu'elle rentre chez elle tant bien que mal et que son propre mari ne la reconnaît pas. Il lui faut longtemps avant de réussir à admettre que c'est bien elle ... jusqu'à ce qu'elle se trahisse en demandant où est leur fils. Parce qu'ils n'ont jamais eu de fils.
- Elina ? Tu peux venir s'il te plaît ? J'ai un monsieur à l'accueil qui pourrait t'intéresser je pense !
La prénommée Elina arrive, carnet à la main, et m'encourage d'un signe de tête à continuer mon histoire.
- Eh bien Sibylle perd petit à petit pied avec la réalité, elle ne peut pas croire qu'elle n'a jamais eu d'enfant mais se met à douter non seulement de l'existence de Lukas mais également de la sienne. Est-elle paranoïaque, a-t-elle affaire à un gigantesque complot dont même sa meilleure amie serait complice ? Est-elle folle ? Y a-t-il seulement un de ses souvenirs qui est réel ?
- C'est pas mal du tout, acquiesce Elina en buvant mes paroles. Il faudrait accentuer encore le côté complot avec un homme mystérieux qui suivrait Sibylle ou avec de mystérieuses rencontres avec des personnes prêtes à la croire et à l'aider, en apparence du moins, mais je crois qu'on tient un bon sujet de thriller psychologique. Bon c'est vrai, c'est pas totalement inédit comme sujet, mais l'histoire de l'enfant ajoute un vrai plus. Et quelle bonne idée de l'appeler Lukas, ça attirera les lecteurs de Thilliez.
Sans reprendre son souffle elle ajoute :
- Il faudra des chapitres courts et percutants, des rebondissements réguliers pour donner envie au lecteur d'avaler les pages, et bien sûr entretenir le mystère de toutes les façons possibles. Envoyez-moi une cinquantaine de pages dans un premier temps et si c'est aussi prometteur que ça semble l'être, je me ferai un plaisir de vous recevoir dans mon bureau pour qu'on puisse signer un contrat et négocier vos émoluments. Au fait, vous êtes monsieur ... ?
- Il s'appelle Arnaud Strobel, me coupe la standardiste, qui décidément n'a rien compris…
Commenter  J’apprécie         322