Un pavé en plein visage, c'est la sensation que j'ai éprouvé à la lecture des premières pages de ce livre. Et quand on reçoit un pavé en plein visage, et bien ça met de mauvaise humeur, ça met en colère et ça donne envie de le renvoyer à l'expéditeur.
Ce livre,
DAWA , ressemble à un parpaing par sa forme, par la couleur de la couverture et son toucher granuleux, râpeux sous les doigts, et ces quatre lettres majuscules écrites au pochoir vous regardent d'un sale oeil.
Je me suis donc sentie agressée, agressée par le ton de ce livre entre vindicte et dédain. Exaspération d'autant plus forte que l'auteur est français et vit depuis huit ans aux Etats-Unis. Normalement, j'aurai du me débarrasser de ce « pavé » au bout d'une centaine de pages. Mais, reçu grâce à la Masse Critique, je me suis sentie obligée d'en achever la lecture, et maintenant, le livre terminé, je m'en rejouis.
Ce roman noir, ce sont deux tornades qui s'entrechoquent pour prendre plus de force.
La première prend son départ chez un homme, « Al-Mansour, le Victorieux, le fellaga terrible (qui) a tout perdu ». Aujourd'hui, il est ce vieillard flétri, atteint de la maladie d'alzeimer qui attend, l'enfant, ce petit garçon de onze ans devant lequel il a tué le père il y a une cinquantaine d'années. Mais il y a aussi ses fils, qu'il a entraîné dans une vie de ravage. Si l'un d'eux est mort, l'autre le hait. Ces deux hommes, l'enfant devenu directeur des services secrets, et son second fils Assan, professeur en faculté d'arabe, ne vivent que pour se venger de lui.
La seconde tornade, ce sont les municipales de mars 2014, dont la course au pouvoir est dynamitée par la menace d'un attentat à la bombe d'un groupe de djihadistes. Tout cela sur un fond de marigot entre lutte de pouvoirs, colonisation en devenir de la société française par les finances du Qatar de tous (ou presque) des points clés de notre belle démocratie en cours d'effondrement.
Deux « aires de jeux » : les beaux quartiers parisiens et la cité des 3000 à Aulnay.
Souvent les premiers romans reposent sur des données autobiographiques.
Julien Suaudeau me donne plutôt l'impression de construire son récit sur son travail de journaliste d'investigation et de réalisateur et scénariste de documentaires et court-métrages. La politique il connaît et elle le passionne sans aucun doute . En 2004 il avait réalisé un documentaire consacré à la lutte des prétendants à la succession du Président de la Côte d'Ivoire Houphouët-Boigny. Il connait parfaitement les circuits politiques, financiers et policiers, leurs imbrications et leur ressorts, les chemins pour faire carrière.
En janvier dernier, il publie un article sur l'affaire Dieudonné , où se retrouvent toutes les grandes lignes de son roman : la souffrance et la détresse de ceux qui vivent au 3000, abandonnés par la puissance publique et reprise en main par les gangs qui y font la loi, la scission de la société avec le risque de voir apparaître de nouveaux boucs émissaires, etc...
Il connaît également le milieu de ces seconde, troisième génération d'émigrés plus ou moins impliqués dans le « deal », de leurs difficultés et de leurs amertumes, mais aussi de leur force.
Tout cela pour saluer le brio avec lequel il entraîne son lecteur dans une plongée infernale et sombre de ces deux sociétés, séparées par ce mur qu'est le périph, mais pas que.
Le thème dominant, celui de la vengeance : comment elle pourrit la vie de celui qui s'y consacre et pourrit celle de sa famille, ses enfants. Rien du glamour de « Colomba ». La vengeance est une spirale infinie « « Mais la vraie question, fils, ce n'est pas de qui on se venge. C'est qui se vengera de nous. »
Le recrutement pour le djihad est souvent imputé à un lavage de cerveau. Or ici, l'embrigadement des jeunes prêts à se faire exploser, ce n'est pas la raison profonde de leur engagement, ni leur désir de suicide, mais aussi « la soif d'aventure, de discipline et le désir d'accomplir des actes héroïques, de transgresser des interdits tout en servant une cause plus grande que soi » . Provocateur ce raisonnement ? Oui, mais aussi généreux. Dans ce roman, il y a aussi ces jeunes qui s'engagent et s'épaulent, se réchauffent.
C'est l'autre point fort de M. Suaudeau : sa profonde tendresse pour ses héros. Même pour Al-Mansour, le vieux fellaga, même pour son fils qui veut mettre Paris à feu et à sang, même pour ces politicars coincés. Il décrit avec la même attention ces jeunes lascars et leur devenir : ou dépouille jeté dans un terrain vague, ou chef de gang, en attente d'être supplanté, ou vieux errant dans la cité.
Par contre il est sans pitié, ni pour la gouvernance, ni pour la société française des nantis et bobos de tout poil.
Son écriture est fluide et provocante. Elle gratte là où ça fait mal. Ou du moins, c'est ainsi que je la ressens. de belles trouvailles, pleines de finesse.
Maestria dans la composition du récit : de petits chapitres qui tissent au fur et à mesure et la densité des personnages, et leurs cheminements, et l'avancée de l'intrigue. C'est vrai qu'il est un scénariste expérimenté.
En filigrane, l'image du père, comment il construit (ou ne construit pas, détruit) le futur adulte. L'importance pour l'enfant de voir ses progrès reconnu par l'adulte, par sa fratrie. Et aussi le deuil (quasi impossible) à faire de l'enfance.
Et puis, après avoir beaucoup rouspéter, tempêter , son roman m'a ouvert quelques axes de réflexion.
Joli coup de communication aussi de le publier juste avant les élections.
Ce qui me restera de ce roman ? Lucidité et tendresse.
Un joli court-métrage de Julien Seaudeau raconte bien l'histoire d'une « ré-insertion » dans la vie familiale : « Une pierre au coeur » (http://www.youtube.com/watch?v=8usG0mFleUE).
Parce qu'ils ont tous une sacrée pierre au coeur tous ces personnage de «
Dawa ».
Merci pour cette "masse critique" qui m'a fait passer, en quelques pages, de la colère à l'enthousiasme.