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Critique de kielosa



L'odyssée abracadabrante d'un chauffeur de taxi parisien ne fait pas partie de la rentrée littéraire. Il s'agit en fait d'une vieille histoire publiée en 1975 et que l'auteur a résumé à Jacques Chancel peu après à la télé. Comme le périple rocambolesque de François Suliny de Stalingrad à la Ville Lumière, à la fin de la dernière Guerre mondiale, a de quoi capter l'imagination des lecteurs les plus sceptiques entre nous, j'ai pensé que peut-être ce serait intéressant de le rappeler brièvement ici. Après tout il relate le parcours d'un homme simple avec à l'arrière-plan un épisode hautement important de notre histoire : le tournant décisif de la "conquête" nazie !

Lorsque j'avance le terme "homme simple" pour caractériser François Suliny, ce qui lui est arrivé n'est sûrement pas simple du tout.
Son père Leibisz était un relieur d'art qui inventa un système ingénieux de "fers à dorer", l'oeuvre de sa vie, que les Russes lui ont confisqué en 1939. Sa mère voulait que son aîné devienne toubib, mais le jeune abandonna ses études de médecine au bout d'un an, préférant gagner sa vie en jouant de la trompette dans les bals populaires.
Ses connaissances médicales lui valurent cependant, lors de l'invasion nazie en 1941, d'être nommé "feldcher" (aide-médecin) et promu lieutenant (sans entraînement aucun) dans l'armée rouge.

Le récit d' Ephraïm Szuliwniuk (ou Froïm Choulivniouk), le nom de baptême de l'auteur en 1910 dans une famille juive polonaise de Rovno (l'actuelle Rivne en Ukraine), démarre le 17 septembre 1939 avec l'entrée des tanks soviétiques "libérateurs" dans sa ville qui "se fit d'une façon bonhomme, presque bucolique".
Le résultat du fameux Pacte germano-soviétique de non-agression du 23 août de la même année, signé par les ministres des affaires étrangères des 2 "nouveaux pays amis", Joachim von Ribbentrop et Viatcheslav Molotov, contenait quelques clauses secrètes : notamment le énième partage de sa patrie entre des puissances étrangères.
Et notre Ephraïm d'ajouter, non sans humour, le lendemain de leur arrivée les Russes collaient des affiches énormes tous les cent mètres dans les rues de sa ville natale avec des slogans édifiants "Mort au capitalisme", "Gloire au Grand Staline" etc. jusqu'à ce qu'un petit rigolo local suspendît son propre petit message : "Vous nous tendez la main, pour que nous sortions les pieds en avant !" Ce qui permettait le NKVD (l'ancêtre du KGB) d'entrer en action : des centaines de milliers d'éléments suspects furent déportés au Kazakhstan et même plus loin !

La chronique par l'auteur de l'impréparation complète de l'armée russe à l'envahisseur nazi est tout bonnement ahurissante. Grâce au génie de Staline, qui ne voulait pas croire les renseignements pourtant précis relatifs à cette invasion, l'opération Barbarossa, entraînèrent une panique et pagaille indescriptibles. Les ordres et contre-ordres peu logiques de Moscou ont fait qu'Ephraïm, de septembre 1939, son enrôlement dans l'armée, à la bataille de Stalingrad (avant Tsaritsyne, maintenant Volgograd) en juillet 1942, a parcouru un nombre de kilomètres invraisemblable, le plus souvent à pied d'ailleurs : de Rovno à Jitomir, Kharkhov, Kiev, Poltava, Armavir (dans le Caucase du Nord), Moscou etc.

En septembre 1941, le convoi dont il faisait partie et qui fuyait direction Est, fut attaqué par les Boches qui firent un carnage dans les rangs russes : des 2500 seulement 170 survirent et ....en quelques heures les cheveux foncés d'Ephraïm étaient devenus tout blancs. Il avait 31 ans !
Lors d'un autre affrontement avec les Schleus. il fut sérieusement blessé, devint sourd-muet pendant des semaines et passa des mois à l'hôpital.

À chaque nouvelle affectation, notre brave feldcher était reçu les bras ouverts - les feldchers étant plus rares que les tanks - jusqu'à ce que le commandant lise dans son dossier qu'il était : 1) Polonais, donc un ennemi potentiel ; 2) Ukrainien, pas digne de confiance (il y eut bien sûr le mauvais exemple du traître Stepan Bandera 1909-1959) et 3) Juif, appartenant à une race inférieure. Il devint aussitôt la bête noire des "politrouks", les officiers politiques de l'unité militaire.

Son rôle sur les champs de bataille de Stalingrad, Koursk, Brest-Litovsk, ou plutôt juste après comme administrateur médical d'unités hospitalières toujours plus grandes lui valurent les remerciements de Staline lui-même. Entretemps, il fut promu capitaine et attrapa au printemps 1943 le typhus. Il apprit aussi que sa grand-mère, père et mère, unique frère, épouse et sa fille de 6 ans, Sulamith, avaient tous été massacrés et que sa Rovno était, selon le télégramme du Gauleiter (gouverneur) Erich Koch à Himmler, "judenrein" (nettoyé des Juifs). Bilan : 25.000 Juifs fusillés !

La liquidation de toute sa famille, l'extermination de la population juive de Rovno (sauf 6), qui avant la guerre représentait 75 % de la population globale, et était devenue une ville fantôme, lui ont fait penser qu'il serait mieux de continuer sa vie ailleurs. Comme il avait passé dans les années '30 un temps en France, c'est à ce pays qu'il pensa pour son départ définitif. Il se faisait enfermer avec des prisonniers français qui allaient être rapatriés et fin mai 1945 il s'embarqua à Odessa pour Marseille.

À Paris, il devint chauffeur de taxi, se maria avec une femme française de qui il a eu une fille, Muriel, à qui il a dédié ce livre, qui constitue, en fait, ses mémoires. J'ignore, malencontreusement, ce que François Suliny est devenu après et quand il est décédé.

Interrogé par Jacques Chancel qui voulait savoir pourquoi il avait entrepris une telle expédition vers la douce France, François Suliny a répondu que c'était essentiellement l'antisémitisme, qui sous l'humaniste redoutable Staline, était "sournois" et plus terrible que du temps des tsars. Un peu surprenant si l'on rappelle les pogroms fréquents sous les Romanov et le nombre relativement important des Juifs qui avaient en 1917 rejoint les bolchéviques, las des discriminations dont ils faisaient l'objet dans la Russie tsariste.

Pour rédiger ce billet, j'ai relu les 407 pages de l'histoire du piéton de Stalingrad avec autant de plaisir qu'en 2007. La façon de l'auteur de raconter ses malheurs, à savoir son honnêteté, simplicité et ironie (souvent cynique du paradis soviétique) y sont évidemment pour beaucoup.

En guise de conclusion, je vous sers une petite citation de François Suliny. Tout citoyen connaît l'axiome du matérialisme dialectique : "dans la Pravda (= vérité, titre de l'organe du parti communiste), il n'y a pas d'Izvestia (= nouvelles, nom du journal du gouvernement de l'URSS) et dans les Izvestia, il n'y a pas de Pravda". Non pas que l'objectivité et la qualité de la presse russe sous tsar Poutine se seraient notoirement améliorées, à en juger par la teneur de certains articles que mon épouse me rapporte des quotidiens de Moscou à usage interne !

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