Jules Supervielle cumulait les prétextes les plus justifiés pour tomber dans le piège de la poésie narcissique, celle qui se nourrit d'amour-propre et retombe rapidement dans l'épuisement de la substance d'un seul être : déchirement géographique doublé de la mort précoce de ses parents constituaient les prétextes qu'il aurait pu utiliser pour justifier l'épandage massif de larmoiements. Si Jules Supervielle semble avoir frôlé plusieurs fois cette tentation, il évite toute complaisance maussade dans ce recueil, considéré comme le sommet de son art poétique. Pas même de tragique : les sentiments se transforment en faits, s'animent dans un bestiaire étrange peuplé de créatures, minérales, végétales, animales ou humaines, figées entre vie et mort, entre deux secondes mortelles.
Presque surréaliste, Jules Supervielle refuse cependant le ton de révolte outré du Manifeste. Surtout, il reconnaît l'insignifiance de son âme et oppose sa modestie aux ambitions parfois mégalomaniaques des surréalistes. Tous ses poèmes ne fonctionnent pas avec la même intensité mais ceux qui sont les plus réussis transmettent courage et grâce. Après avoir longtemps hésité à céder à la tentation de la mort, Jules Supervielle semble avoir refusé ce territoire des merveilles figées pour choisir de rester parmi le peuple des os et du coeur.
Probablement un de mes poètes préférés, découvert ces dernières années. Ses poèmes sont des fables, presque des paraboles. Dans des vers accessibles, il invite le lecteur au dialogue.
Dans Débarcadères, il apparaît en poète du voyage, nous nourrissant d'exotisme et de sensualité. L'homme se confronte à la nature. Celle-ci, brute, immuable et physique, rend l'homme petit, fragile, contingent, dérisoire....
Dans Gravitations, presque surréaliste, mais pas tout à fait, il nous donne à voir un monde apparemment léger, évoquant les oiseaux, les nuages, les nuits étoilées, tout en s'appuyant sur les connaissances scientifiques de son temps.
Mais s'en tenir là serait méconnaître la profondeur de son exploration poétique, déformant le réel. Sous des dehors humoristiques et malicieux, Jules Supervielle introduit le paradoxe, brouillant, dans une expression qui reste simple, le sens habituel des image et des mots... ce faisant, il nous fait toucher du doigt, avec modestie et lucidité, la réalité toute relative des choses. A sa lecture, on entre en méditation.
Partir, pour mieux se retrouver... à travers le voyage, Jules Supervielle nous invite en fait à une quête intérieure et spirituelle. le but n'est pas le voyage en soi, mais le fait de s'embarquer. Paradoxe..., l'homme se met à rêver, et cette confrontation se révèle alors passage immobile, "débarcadère" , vers plus grand; Alternant vers réguliers et libres, il semble hésiter, pris dans la houle, questionnant l'univers..
Rien de cérébral dans cette exploration, qui s'appuie cependant sur une bonne connaissance scientifique. Il nous livre des clés, mais c'est à chacun d'interroger son être intérieur, après avoir laissé son ego gisant su rla bastingage. Sa démarche fait penser au questionnement des maîtres bouddhistes : sans rien forcer, partant des situations matérielles vécues par chacun, il nous amènent à toucher avec le coeur les ressorts cachés de nos actes, de la vacuité, le sens des choses au-delà des sens.
Dans Gravitations aussi, l'espace et le temps perdent leurs amarres. Dans une démarche métaphysique que je rapprocherais de celle de Miro, il nous extrait des lourdeurs de ce monde sot disant "réel", tout en lui conservant l'empathie due à l'humanité . Cette démarche génère une certaine angoisse, car "graviter" c'est aussi se rapprocher de la mort, et s'extraire, c'est s'interroger sur le vide, le néant, et perdre tout repère, comme dans le voyage.
Mais au final la poésie de Supervielle reste fraîche et optimiste, nous rassure, transcende les angoisses et difficultés, comme autant d'apparences vaines, et invite à une quête d'absolu, non par la connaissance mais par l'observation méditative d'un nuage, d'un oiseau, d'une nuit étoilée.
Supervielle, dans cette exploration du cosmos, qui confronte l'homme à ses peurs, est le poète-guide que je choisirais, plutôt que le surréalistes, Réda ou René Char ; car il le fait avec douceur et légèreté, avec une retenue et une simplicité, qui ne nuisent pas au double-sens des images et des mots, que chacun peut ainsi assimiler à son rythme.
Recueil que je relis avec beaucoup de plaisir.
Des poèmes hors du temps : anciens, actuels, rimes, non rimes, rythme, non rythme, lyrisme, non lyrisme... Tout cela, toutes ces frontières, toutes ces catégories, se trouvent comme par enchantement largement dépassées avec Superviel : aucune mode, aucune idéologie, rien à prendre de "l'air du temps" dans sa mauvaise acception du terme, mais tout à prendre de la poésie !!!... sur les tempos de la vie certes, mais avec ce "je ne sais quoi" de fable, de rêve intemporel, universel, de limpidité aussi qui pour ma part me vont à ravir et me séduisent...
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Merci à babelio pour me donner ainsi l'occasion et l'envie de "revisiter" les livres de ma bibliothèque !!!
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Superviel ? à lire et à RE-lire donc ! ...
Jules Supervielle n'est pas le plus connu des poètes français et il n'est pas improbable que dans un futur plus ou moins proche ces écrits achèvent de se disperser dans les limbes de l'oubli. Et ce serait une importante perte pour la littérature. Il faut lire ou relire Jules Supervielle tant sa poésie est singulière, émouvante et attachante.
Pour autant, il ne faut pas craindre de s'empêtrer dans les mots qui s'accumulent, se dissipent, s'entrechoquent sous nos yeux. Rien n'est simple avec Supervielle, poète troublé et troublant. Par exemple, qui était vraiment ce Guanamiru, personnage sud-américain, comme l'était Supervielle qui naquit en Uruguay avant d'émigrer en France et de perdre ses parents à l'âge de 8 mois (et de ne l'apprendre qu'à 9 ans), et surtout double aux ardeurs débridées ? Et l'on ne peut pas aborder sa poésie sans avoir conscience de cette dualité, Supervielle homme marqué par le double sceau de la perte (de ses parents) et de l'errance (il naviguera toujours entre l'Uruguay qui l'a vu naître et la France qui l'a formé).
Cette dualité, mais aussi cette violence retenue, ce lyrisme sans cesse freiné, donne à ses vers et à sa prose une odeur, une couleur, une émotion unique. Au travers de cette plongée dans son inconscient il frôle par moment sa psychose, ses angoisses profondes qui le conduisent inévitablement à la dépression, mais parvient toujours à en réchapper par des pirouettes de langage, une réécriture de ses oeuvres ou une réminiscence à double-sens.
Malgré tout, s'il est essentiel d'approcher l'homme pour approcher l'oeuvre, il est vain de croire que l'on peut en saisir toute la richesse et la profondeur. Autant prétendre saisir l'horizon. Et finalement ce mystère, cette intimité foisonnante à l'image de la jungle amazonienne, cette complexité qui nous repousse parfois à l'écart n'occulte en rien la beauté des mots. Il me semble que si le mystère, voire l'obscurité nous attirent parfois, ce qui nous retient en fin de compte c'est la grâce. Les poèmes de Jules Supervielle en sont empreints.
Équateur
Sous la véranda de stuc rose
Les colons jambes croisés, vêtus de blanc et de soleil,
Dans la chaleur urgente n'osent
Bouger de peur de se blesser aux rais qui coupent comme verre.
[…]
Retour à l'Estancia
[…]
Je me mêle à une terre qui ne rend de comptes à
personne et se défende de ressembler à ces paysages
manufacturés d'Europe, saignés par les souvenirs,
à cette nature exténuée et poussive qui n'a plus que
des quintes de lumière,
et, repentante, efface, l'hiver, ce qu'elle fit pendant l'été.
[…]
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Gravitations ; Débarcadères : les deux éléments qui imprègnent la poésie de Supervielle sont annoncés dès le titre. Air et eau. Et le poète se tient, frêle, entre ces deux blocs d'immensité, tentant timidement de sonder leurs mystères. Sans jamais les outrager toutefois, avec une retenue pleine de tendresse pour tous ceux qu'il convoque : l'océan et la montagne, les oiseaux et les étoiles. Averti de l'ampleur de la tâche, il opte d'emblée pour la simplicité, le sourire, la fable. Rien d'obscur chez Supervielle, seulement des images d'une évidence frappante en même temps que d'une farouche originalité. C'est de l'opposition irréductible entre intériorité et infini que naît le drame, la raison d'être de Supervielle poète ; et c'est de ce drame que procèdent certaines pages déchirantes. Car ce drame est aussi celui de l'exil, du départ de l'Uruguay pour l'Europe, dont le premier recueil, Débarcadères, traite plus particulièrement ; de la disparition des êtres chers, dont le poète cherche trace dans les Gravitations. Entre les deux recueils, d'ailleurs, sa voix semble s'être émancipée, s'être faite plus personnelle et, aussi, plus inquiète – avant de s'achever dans une tonalité presque apocalyptique, surprenante et moins convaincante. On préfère croire que s'il sillonne son coeur et sa mémoire, s'il interroge le nuage, donne la parole à la montagne, scrute les abysses, c'est bien pour trouver un apaisement et atteindre, peut-être, une « joie évasive comme la mélancolie ».
Comment sont les amis ?