La narratrice et son mari sont écrivains, ils vivent dans un immeuble à appartements, à Budapest. La narratrice cherchant une femme de ménage, quelqu'un lui conseille Emerence, une concierge. Celle-ci, plus âgée, réserve sa réponse et, au bout d'une semaine accepte la place tout en posant ses conditions. Emerence a le don de souffler le chaud et le froid dans les relations qu'elle entretient avec les autres et, particulièrement, avec la narratrice. Emerence restera au service de la narratrice pendant plus de vingt ans. Emerence est très secrète, personne n'entre chez elle sauf, un jour, anticipant sa mort, elle ouvrira sa porte à la narratrice.
D'une très belle écriture, Magda Szabo offre au lecteur un roman intimiste et psychologique de qualité.
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L'abrupte Magda Szabó scrute la relation qui tout ensemble unit et oppose une intellectuelle et sa vieille domestique, avec la Hongrie communiste en arrière-plan.
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Je crois que nous jouissions pleinement de la vie, si un étranger venu chez nous pour la première fois, en voyant Emerence vaquer à la cuisine, l’avait prise pour ma tante ou ma marraine, je ne l’aurais pas détrompé, il était impossible d’expliquer la nature, l’intensité de notre relation, ou le fait qu’ Emerence était pour chacun de nous une nouvelle mère, bien qu’elle ne ressemblât à aucune des nôtres. La vieille femme ne nous harcelait pas de questions, nous ne lui en posions pas non plus, elle livrait ce qui lui semblait bon, mais en fait, elle parlait peu, comme une véritable mère dont le passé ne compte plus quand elle ne s’occupe de rien d’autre que de l’avenir de ses enfants.
Un jour, je lui annonçai que je j'emmènerais le lendemain au studio. En réalité, j'avais peu d'espoir qu'elle vienne, puisqu'elle ne s'éloignait jamais de sa maison sinon pour aller au cimetière, mais le lendemain matin, elle attendait la voiture sous le porche, en grande tenue, les doigts croisés sous un mouchoir immaculé et un brin de marjolaine. J'eus alors honte de toutes les remarques cyniques que nous échangions lors de nos disputes ou, ce qui est pire, des moments où nous enfermions notre colère dans un carcan de glace, laissant hiberner notre rancoeur jusqu'à ce que nous trouvions de nouveau le temps de nous poignarder, parce que les heures filent, et que lors d'un tournage, chaque seconde représente de l'argent. Et elle, sur son trente et un, attendait de voir quelque chose qu'elle prenait terriblement au sérieux.
Personne n'ennuya Emerence en lui demandant ce qu'elle venait faire là, à l'entrée on la prit pour une figurante, elle parcourut la cour des studios du même pas naturel et dégagé que si elle était scénariste ou actrice. Elle s'assit où on lui indiqua sa place, elle resta silencieuse, attentive, ne posa pas de questions, ne bougea pas, ne dérangea personne. Nous en étions à une scène difficile qui devait être spontanée, sans effet particulier, c'était la cavalcade coutumière, les préparatifs routiniers s'enchaînaient, maquillage, répétitions, éclairage, profondeur de champ, mise en place, prêts, clap, puis il fallut repartir, le tournage continuait sur l'île Marguerite, dans la voiture Emerence regardait défiler le paysage en ouvrant de grands yeux, je crois bien qu'elle n'était pas venue au grand Hôtel depuis des décennies, si toutefois elle l'avait jamais vu. Nous tournions en extérieur, Emerence regardait alternativement l'assistant opérateur dans un hélicoptère et le cameraman sur la grue, là au moins la machine, la technique étaient aussi importantes que les acteurs dans la grande scène d'amour. La forêt, la terre, le monde planaient, les arbres se penchaient comme pour recouvrir l'homme et la femme pris de vertige dans les vagues de la passion, quand nous visionnâmes la séquence, tous les plans se révélèrent superbes, une rare réussite.
Nous allâmes manger quelque chose, Emerence n'avait pas envie d'entrer au Grand Hôtel, elle était à présent réticente, désobligeante, ne regardait plus autour d'elle. Connaissant bien ses différents visages, je savais qu'elle en avait assez vu, qu'elle ne voulait pas rester, rentrons à la maison, suggéra-t-elle. Je sentais que quelque chose n'allait pas, sans pouvoir en exprimer la raison comme bien souvent, je pensais qu'elle me le dirait à la maison, par chance j'avais terminé, je pris congé et nous partîmes. Dans la voiture, elle défit aussitôt deux boutons en haut de sa robe comme si elle étouffait. Enfin, elle révéla ce qui la contrariait, j'ai rarement entendu une telle amertume dans sa voix : nous étions des menteurs, des hypocrites, déclara Émerence. Il n'y avait rien de vrai, nous faisons bouger les arbres avec des trucages, on ne voit que le feuillage, quelqu'un fait des photos dans un hélicoptère qui vole en rond, ce ne sont pas les peupliers qui bougent, et pendant ce temps, elles, les spectateurs croient que toute la forêt saute, danse, valse. Ce n'est que de la tromperie, une abomination. Je me défendis, elle avait tort, les arbres mis en mouvement dansent quand même puisque le spectateur le perçoit, ce qui importe c'est l'effet produit, non le fait que les arbres bougent réellement ou qu'un technicien crée une impression de mouvement, et en fin de compte, comment imaginait-elle que la forêt puisse se déplacer alors que les racines retiennent les arbres. Croyait-elle que donner l'illusion de la réalité, ce n'était pas de l'art ?
- L'art, répéta-t-elle avec amertume, si vous étiez effectivement des artistes, tout serait vrai, même la danse, parce que vous seriez capables de faire danser le feuillage en le lui demandant, sans avoir besoin d'une machine à vent ou de je ne sais quoi, mais tous autant que vous êtes, vous ne savez rien faire, pas plus que les autres, vous n'êtes que des pitres, encore plus misérables, plus malfaisants qu'un larron.
Stupéfaite, je la voyais s'éloigner vers les profondeurs d'une inconcevable géhenne, comme quelqu'un qui se précipite au fond d'un puits et dont on n'entend déjà plus que le halètement et les invectives. À la fin, sa voix ne fut plus qu'un murmure :
- C'est vrai qu'il existe un moment où ce bonhomme d'opérateur n'aurait pas eu à lever la main, pas besoin non plus d'hélicoptère, parce que les plantes bougent d'elles-mêmes.
Seigneur, qu'avait pu être cet épisode faustien de sa vie où elle a crié à l'instant de s'arrêter parce que les arbres bougeaient autour d'elle ? Je ne le trouverai pas, mais il est quelque part dans le temps.
Je rêve rarement. Quand cela se produit, je me réveille en sursaut, baignée de sueur. Alors je me rallonge, j'attends que mon coeur cesse de battre la chamade, puis je médite sur le pouvoir magique, irrésistible de la nuit. Dans mon enfance, dans ma jeunesse, je n'avais pas de rêves, ni de bons ni de mauvais. À présent, c'est l'âge qui charrie sans relâche les alluvions du passé en une masse de plus en plus compacte, horreur dense d'autant plus alarmante qu'elle est plus étouffante, plus tragique que ce que j'ai jamais vécu.
Elle ne cessait de me poser la question à laquelle aucun écrivain ne peut vraiment répondre, lorsqu'un journaliste ou un lecteur lui demande comment un roman peut naître de rien, de mots, je ne pouvais pas lui expliquer la magie quotidienne de la création, on ne peut pas décrire avec des mots comment et d'où viennent les lettres sur la page blanche.
Emerence, pour qui tout eût été possible malgré son âge, au moins quand les grands changements étaient intervenus, avait salué les mutations de l’histoire de remarques ironiques, et jeté à la face des éducateurs du peuple que personne n’avait à lui dicter quoi que ce soit, les sermons sont pour l’église, encore enfant, on l’avait enlevée de chez elle pour qu’elle fasse la cuisine, sans lui demander si elle le pourrait, elle servait à Budapest depuis l’âge de treize ans, que ses visiteurs retournent là d’où ils venaient, surtout qu’ils s’en aillent de son entrée, parce qu’elle vivait du travail de son corps, pas de sa bouche comme les propagandistes, et qu’elle n’avait pas de temps à perdre à écouter des sornettes.