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Critique de HordeDuContrevent


Pereira prétend…Anaphore avec laquelle un bon nombre de phrases commencent ou se terminent dans ce livre surprenant, peut-être le plus portugais des livres italiens. Comme si l'histoire était racontée avec une certaine distance, comme si l'auteur mettait quelque peu en doute les dires de ce Pereira. Qui est-il d'ailleurs ce scribe ? Un journaliste ? La police ? Antonio Tabucchi lui-même qui aurait vraiment rencontré un tel personnage ? Est-ce une déposition ? Un réquisitoire à charge ? Un commérage ? Un indicateur tapant son rapport ? Nous ne saurons pas mais c'est un procédé narratif intéressant pour raconter l'histoire en lui donnant de la perspective et de la profondeur.

Le plus portugais des livres italiens ? En réalité, je n'en ai aucune idée, mais en tout cas l'auteur semble bien connaitre le Portugal et sa capitale tant Lisbonne est un personnage à part entière de ce livre. Sa chaleur, ses scintillements de lumière, ses courbes généreuses, ses caresses nostalgiques, ses couleurs éclatantes, ses souffles iodés…ses points sensibles et névralgiques comme L'orchidée, café dans lequel Pereira a ses habitudes, Lisbonne sensuelle et accueillante, réconfortante, maternelle pour ce Pereira veuf.

Veuf donc, cardiaque avec des problèmes de poids, seul et quelque peu malheureux, obsédé par l'idée de la mort, Pereira aime la littérature française, en particulier les écrivains catholiques de l'entre-deux-guerres, comme Mauriac et Bernanos. Il vit un petit appartement rue de la Saudade la bien nommée pour notre homme, qui reste en effet profondément ancré dans son passé, toujours enveloppé d'une douce nostalgie, telle Lisbonne enveloppée de son « suaire de chaleur » en ce mois d'aout 1938. Son meilleur confident est un franciscain, Père Antonio, à qui il confesse, dérouté, ne pas croire à la résurrection de la chair. Journaliste au Lisboa, dont il a la responsabilité des pages culturelles, il va voir sa vie bouleversée en acceptant de prendre un stagiaire afin de s'occuper des nécrologies anticipées de grands écrivains qui pourraient mourir d'un moment à l'autre, un certain Monteiro Rossi, jeune thésard d'origine italienne. Les textes de cet étrange Monteiro Rossi sont impubliables car de mauvaise facture et surtout d'idées contraires à ce que pense Pereira, pourtant il ne le licencie pas, l'aidant même, lui donnant de l'argent, sans trop savoir pourquoi il le fait. Comme s'il suivait une intuition. Comme si cela était une résurgence de son moi profond. Une intuition humaniste qui va devenir acte volontaire. Un engagement.

« J'ai remarqué que vous lisiez un livre de Thomas Mann, dit Pereira, c'est un écrivain que j'aime beaucoup. Lui non plus n'est pas heureux de ce qui se passe en Allemagne, dit Madame Delgado, je ne dirais vraiment pas qu'il en est heureux. Moi non plus je ne suis peut-être pas heureux de ce qui se passe au Portugal, admit Pereira. Madame Delgado but une gorgée d'eau minérale et dit : alors faites quelque chose. Quelque chose, mais quoi ? répondit Pereira. Et bien, dit Madame Delgano, vous êtes un intellectuel, dites ce qui est en train de se passer en Europe, exprimez librement votre pensée, enfin faites quelque chose. Pereira prétend qu'il aurait eu beaucoup de choses à dire. Il aurait voulu répondre qu'au-dessus de lui il y avait son directeur, lequel était un personnage du régime, et puis il y avait le régime, avec sa police et sa censure, et au Portugal tout le monde était bâillonné, en fin de compte on ne pouvait pas exprimer librement sa propre opinion, il passait ses journées dans une misérable petite pièce de Rua Rodrigo da Fonseca, en compagnie d'un ventilateur asthmatique et surveillé par un concierge qui était probablement une indicatrice de la police. Mais il ne dit rien de tout cela, Pereira, il dit seulement : je ferai de mon mieux, madame Delgano, mais ce n'est pas facile de faire de son mieux dans un pays comme celui-ci pour une personne comme moi. Vous savez je ne suis pas Thomas Mann, je ne suis que l'obscur directeur de la page culturelle d'un modeste journal de l'après-midi… ».

Des changements infimes peu à peu vont s'opérer en lui, changements lui faisant réellement prendre conscience, en cette année 1938, du salazarisme portugais, du fascisme italien, de la guerre civile espagnol, de la montée de l'Allemagne nazie, lui un lettré ne s'occupant jusqu'ici pas du tout de politique, ne s'en souciant même pas, n'étant au courant de rien, le comble pour un journaliste, n'aimant pas les fanatismes de tout bord. Résolument apolitique il est, et pourtant…Il va, à son corps défendant, prendre position et s'engager, l'air de rien. Pereira, qui paraissait si insipide, va prendre consistance, âme de plus en plus remplie au fur et à mesure que son propre corps va fondre… un peu à l'image de ses multiples omelettes qu'il ne cesse de manger tout au long du livre… Il a fallu que notre homme ait été secoué, battu, presque abattu, pour changer définitivement de consistance, de pensée, d'âme même. Il aura fallu cette prise de conscience pour réaliser que sa vie, ses études de lettres, les pages culturelles de ce petit journal, tout cela n'a plus de sens dans ce monde ci.

Pour expliquer ce changement, Tabucchi met en avant la surprenante théorie de la confédération des âmes : nous avons en nous une pluralité de moi, plusieurs âmes qui se placent sous le contrôle d'un moi hégémonique. Notre normalité n'est qu'un résultat d'un moi hégémonique qui s'est imposé dans la confédération de nos âmes ; « Dans le cas où un autre moi apparait, plus fort et plus puissant, alors ce moi renverse le moi hégémonique et prend sa place, étant amené à diriger la cohorte des âmes… ».

La plume de Tabucchi est fluide, simple, belle et pourtant sans artifice, touchante, elle arrive avec peu de moyen à faire éclore un personnage avec lequel on partage la solitude, les pensées, et auquel on s'attache. La ritournelle « Péreira prétend » donne comme un air de conte, un conte philosophique, un conte humaniste.

Pereira est un personnage de prime abord insipide, indifférent, bourré de certitudes, replié sur lui-même, ne se souciant que de la page culturelle de son petit journal et du souvenir de sa femme décédée très tôt, qui va s'avérer être héroïque grâce à la prise de conscience confrontée à la dictature…L'éclosion d'une belle personne…l'histoire d'une coquille fendue…et d'une savoureuse omelette…
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