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Critique de Alzie


Alzie
29 novembre 2014
Une présentation de la Recherche sans pédanterie (Gallimard, collection Découvertes) très utile avant d'entreprendre sa lecture ou tout simplement approcher l'oeuvre et son auteur. La métaphore du titre convie à un partage presque "religieux" de l'oeuvre de Proust comparée à une structure architecturale que Jean-Yves Tadié révèle en trois chapitres très explicites : les "deux côtés" du roman d'abord, puis son enfer et enfin son paradis. Un monument "La Recherche" ? Sûrement, mais pas au sens patrimonial... (quoique...). Il faut y voir selon l'auteur une création littéraire à laquelle Proust aurait voulu donner la forme du temps. Au fur et à mesure que la construction se dévoile, les différents personnages apparaissent, évoluent, vieillissent, leurs vies indéfectiblement liées aux lignes qui les racontent, tandis que se fabrique un écrivain.

Le cycle en trois parties voulu par Proust et annoncé dès 1913 à la parution de "Du côté de chez Swann", chez Grasset, devait être suivi en 1914 du "Côté de Guermantes" et du "Temps retrouvé". La guerre, en contrecarrant ce projet, lui a permis de l'étoffer considérablement. Ainsi le découpage en trois chapitres retenu par Jean-Yves Tadié pour cette présentation permet-il probablement de restituer dans sa fidélité aux origines la genèse de ce roman si singulier dont des annexes très choisies explorent à la fin la maturation.

Les deux côtés de l'oeuvre : "Du côté de chez Swann" et le "Côté de Guermantes", soit le monde provincial de Combray et celui du Faubourg Saint-Germain à Paris, constituent la nef à travers laquelle nous conduit Jean-Yves Tadié. C'est une rencontre avec tous les personnages fictifs et ceux bien vivants qui les ont inspirés, du moins les principaux, gravitant autour du narrateur et de l'auteur et déjà campés pour le futur. Depuis son enfance, avec les membres de sa famille et les amis ou relations de celle-ci, jusqu'à l'âge adulte où il rêve d'être introduit dans le microcosme parisien d'une duchesse, le narrateur poursuit un travail d'édification de la mémoire, élabore une théorie sur l'amour (malheureux) et fait émerger une esthétique de la création artistique où se formule la propre vocation littéraire de l'écrivain.

Roman en soi le premier côté (Swann) pose les prémisses de thèmes que Proust développe ultérieurement : les souvenirs précoces liés aux parents du narrateur, père, mère, grand-mère, l'incontournable Françoise ou la tante Léonie renvoient à la mémoire (épisode de l'escalier) et particulièrement celui de la mémoire involontaire (épisode de la madeleine). Swann, l'illustre voisin et propriétaire de Tansonville, Odette et Gilberte, introduisent la partition de l'amour qui sera déclinée sur d'innombrables registres ; les Verdurin, Vinteuil le musicien, Bergotte l'écrivain, Biche le peintre, ouvrent l'horizon sur les arts d'une manière générale ; l'homosexualité évoquée avec la fille de Vinteuil et son amie apparaît déjà en sous texte. "A l'ombre", suite logique de la dernière partie de "Du côté de chez Swann" qui aurait dû y être associée si la guerre n'était survenue, fait apparaître le diplomate Norpois, la marquise de Villeparisis et Robert de Saint-Loup, le baron de Charlus, Elstir (qui remplace Biche) et bien sûr Albertine, autant de personnages qui vont enrichir et conforter la lente édification qui se poursuit jusqu'en 1922.

Le Côté de Guermantes est le domaine des mondanités, celui de l'aristocratie urbaine où le narrateur, dans son désir d'ascension sociale, aspire à être introduit. le livre débute par une soirée de gala à l'opéra, mais l'affaire Dreyfus y est également largement présente, de même que la maladie et la mort de la grand-mère tant aimée. le clan Guermantes avec la figure d'Oriane et son mari le duc, Mme de Marsantes mère de Saint-Loup, le baron de Charlus frère cadet du duc et le cousin prince de Guermantes, représentent le noyau dur de la galaxie déclinante du faubourg Saint-Germain à la veille de la première guerre mondiale. C'est à juste titre que Tadié évoque le « crépuscule des dieux » à leur sujet.

A partir des deux mondes du narrateur, Jean-Yves Tadié décline deux thèmes : l'enfer et le paradis. L'enfer, la partie sombre de l'oeuvre, est illustré par "Sodome et Gomorrhe", "La Prisonnière" et "Albertine Disparue". Occasion pour Proust de présenter sa théorie de l'inversion - côté masculin illustrée par les amours du baron de Charlus avec Jupien et Morel dans Sodome, mais aussi côté féminin illustrée par les amours d'Albertine, la jeune fille en fleur, dans Gomorrhe. Dans "La Prisonnière", le narrateur amoureux sous l'empire d'une jalousie maladive, claquemure sa fiancée chez lui pour mieux la contrôler car elle lui a avoué connaître et avoir fréquenté les deux jeunes femmes de Combray (Melle Vinteuil et son amie) qu'il a surprises dans les bras l'une de l'autre. "Albertine disparue" est la dernière étape du cycle de l'amour.

"Le temps retrouvé" est le paradis de l'oeuvre. Au fur et à mesure que les désillusions se font plus grandes pour le narrateur - "revenu" des vanités du "monde", ayant perdu son amour et connu bien des deuils -, il entrevoit cependant la sérénité. Il revoit les personnages qu'il a côtoyés ou aimés dans son enfance et se fait l'observateur des changements de la société intervenus à Paris pendant et après la guerre. Une réception finale chez la princesse de Guermantes ravive le passé et sa mémoire involontaire quand sa chaussure heurte les pavés inégaux de la cour de l'hôtel et que le souvenir d'une lecture enfantine s'impose en force, provoquant un ineffable bonheur, comme un écho à la madeleine au temps lumineux de Combray. La réflexion de Proust sur l'esthétique et la création littéraire prend alors tout son sens s' agissant de sa propre vocation d'écrivain si longtemps éludée et qu'il va mettre en oeuvre par la mémoire. Son oeuvre prendra les diverses parures du temps.

Compréhension sans doute un peu structurelle de "La Recherche" qui n'escamote aucunement ses autres qualités essentielles mais qui ne saurait se substituer à l'expérience unique de sa lecture : appui à cette lecture - pour ceux qu'elle inhiberait ou qui craindraient de s'y perdre et dont j'ai fait longtemps partie - par un grand connaisseur de Proust, Jean-Yves Tadié, directeur de la dernière édition de la pléiade (1987). En parallèle et en annexes, une documentation photographique et biographique concernant la vie, l'entourage de Marcel Proust et l'aventure éditoriale de son oeuvre, éclaire judicieusement le propos et complète la curiosité immense que le roman a toujours suscité.
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