-Ce n'est pas grave de n'avoir encore jamais embrassé de filles à ton âge. Moi, ce n'est que la troisième. La première c'était l'été dernier à un mariage juif. Elle s'appelait Gisèle Aboulker. Elle venait de manger un sandwich merguez harissa, j'ai eu la gueule en feu pendant deux jours.
-Ils viennent de chez nous. Ce sont des pieds-nioirs. Des rapatriés comme ils disent ici.
-Pourquoi le gérant leur a donné le logement alors que nous, on le lui a demandé depuis si longtemps ?
-Peut-être parce qu'ils sont Français. De vrais François, eux.
-Mais nous on est quoi si on est pas de vrais Français ?
- Et toi, Omar, qu'est-ce que tu ferais si tu étais riche ? Très riche ?
- Je ne sais pas. J'essaierais d'acheter la paix si je trouve le vendeur.
- J'ai déjà vu des vendeurs de guerres mais des vendeurs de paix, jamais.
- Peut-être parce que ça n'a pas de prix, la paix. C'est pour ça qu'il n'y a pas de vendeur.
Quelle horreur que cette guerre! Puis il se lève de son bureau. Machinalement, nous le suivons sans qu'il n'ait rien exigé de nous. Il ouvre son armoire, en sort une carte de l'Algérie qu'il suspend à deux crochets vissés au mur. Il y a du vert près de la mer, du jaune pour le désert et une grande bande rouge au milieu pour les hauts plateaux. Des noms aussi. Des noms arabes et français mélangés. Oran, Tlemcen, Mascara à gauche. Alger, Cherchel au centre. Dellys, Bougie et Djidjeli à droite. J'essaie de trouver Bousoulem, le village natal de Mon Père mais je me perds du côté de Ain Nasser. M. Robinson nous regarde un peu atterré et sans crier nous tonne : - A qui appartient ce beau pays?
Oncle Mohamed. Je l'aime surtout parce que c'est un rêveur qui a les pieds ici et le coeur ailleurs, dans ses parcs et jardins qu'il chérit au moins autant que son pays. Il a juré s'être battu pour devenir jardinier de la ville de Paris. (...)Personne ne le croit, sauf moi. Je crois tout ce qu'il dit parce qu'il est le seul à savoir me donner le goût de l' Algérie. Il me raconte le coucou et les perdrix qui chantent, tout l'été, dans les caroubiers. Il me raconte les genêts qui fleurissent au mois de mai sur la Colline Oubliée. Il me raconte la pêche aux têtards dans la mare d'El Fnar. Il me raconte tout cela avec une voix si douce qu'on dirait une berceuse destinée à Zina, Zouina, Zoubida, ses trois filles, qu'il a laissées là-bas. Et quand je ferme les yeux, j'entends aussi Jacot son bourriquot qui brait : " Quand reviendras-tu nous voir Mohamed ? "
Il faudra vous en prendre à la guerre, celle qui tue les frères et fait saigner le cœur des grandes sœurs.