Intense plaisir de lecture.
Une fois de plus
Luca Tahtieazym signe un thriller captivant, audacieux, décalé, peuplé de personnages forts.
Oh cette splendide Juliette !… Oh ce troublant Gabriel !… Oh ce Bartosz satanique !… Oh ce merveilleux Astérix ! …
En commençant par la fin, donc, et en remontant le courant de l'histoire, Luca s'en tient à un parti pris technique radical. Notez qu'il ne s'agit pas d'une inversion complète de la marche du temps, car à l'intérieur de chaque séquence le défilé chronologique des faits est de rigueur.
Et, présentée de cette façon, l'enquête garde non seulement tout son intérêt, mais son suspens va croissant, car ce qui doit rester caché se terre au fond du fond, dans le mutisme éclatant des origines.
De ma part, vous ne saurez rien de plus sur les éléments de l'intrigue, à moins que je ne le formule sous forme énigmatique.
Alors, certes, la construction de
la Mante Nue est insolite et excite la curiosité, mais là n'est pas l'essentiel de la séduction de ce roman multifacette.
Je ne parlerai que de mon plaisir de gourmet et tenterai de restituer ce que j'éprouve quand j'entre dans un bouquin
De Luca. La première spécificité, c'est le temps d'accommodation nécessaire. Au début, je trébuche toujours sur les phrases, non en raison de leur construction bancale, mais en raison des choix de vocabulaire, en raison du rythme et de la musicalité imprimés. C'est un peu comme trouver le bon réglage de focale pour visualiser l'effet de relief d'une photo.
Très rapidement, après 4 ou 5 surprises, on fait correctement le point et on se sent glisser agréablement dans un paysage mental qui palpite. Car les choses sont comme tangibles et vivantes autour de soi. Vite, un exemple :
« quand les vents violents vous versent vers les rivages sauvages », l'effet stylistique de consonances et d'allitérations combinées mis à part, ça se lit comme si on tournait autour d'une sculpture, on a une perception en volume du ressenti vertigineux. Et ça tombe remarquablement bien puisqu'il s'agit d'une scène d'ouverture consacrée à l'escalade… on tourne autour d'une roche, on joue avec le danger d'un a-pic.
Juliette, qui mène la cordée, monologue intérieurement :
« Je veux quelque chose d'épidermique, quelque chose de si tonitruant que j'en serai balayée comme une vétille. ».
Le choix des mots, à ce stade de ma lecture, m'arrête, me surprend, m'interpelle, tonitruant me harponne ; je reviens sur lui deux ou trois fois avant de reprendre la phrase ; ce tonitruant est vraiment tonitruant, assourdissant, foudroyant, inquiétant ; il me semble déplacé, incongru, et donne à cette proposition un côté décalé, flirtant avec l'expression d'une folie. Alors… dingo la Juliette ?
Folle de rage et d'amour, oui !
Plus loin, elle délivre quelques ébauches de son autoportrait (d'ailleurs, est-ce que ce thriller est autre chose que cela ?) :
« Une damnée diaphane qui danse dans les dédales de son désarroi. »
Plus loin encore, à l'occasion de la description d'un hématome qui se forme sur le visage de Gabriel, je relève dans l'écriture cette nouvelle percée musicale :
« dessinant des ridules veineuses qui tréfilent vers la lisière de sa chevelure. »
Ces consonances ne sont qu'un aspect des jeux littéraires que pratique Luca. Il y a notamment le choix des verbes qui font à eux seuls métaphore : « qui tréfilent » ! et le choix des termes qui à eux seuls portent tout un patrimoine culturel : « Des bars grillés, fardelés de branches de thym,… » « fardelés » ! Ou encore celui-ci : « … l'humour est la manière la plus efficace de me protéger. Chacun sa rondache. » « rondache » !
Lucas pratique ainsi tous les jeux de mots possibles et s'amuse autant qu'il peut, s'autorisant toutes les figures de style, des plus plates au plus emphatiques, jouant l'excès dans tout :
«… je sens la charge furieuse de la haine boucher mes artères, compresser mon cerveau, brésiller ma clémence. »
Ou encore :
« le voile noir du ciel, tirant sur le bleu cobalt, plastronnait son amertume sur le décor sépulcral, amplifiant la panique et l'ambiance crépusculaire. »
Voilà son audace, sa marque stylistique, sans oublier son humour, son autodérision, sa fausse nonchalance, l'appel non voilé à la complicité du lecteur au coeur même d'une scène d'action tapageuse – où d'autres n'auraient certainement pas osé un tel dérapage contrôlé ! :
« Je cogne James dans les côtes. Juste comme ça, en amoureuse des casus belli. Pour lui rappeler que la menace est réelle, que je suis folle, que la foudre tombe sans avoir été invitée et sans s'annoncer, qu'il est une proie, qu'il ne doit attendre aucune pitié de ma part, qu'il est à ma merci, que je vais peut-être/certainement/forcément (barrez la mention inutile) le tuer. Il gémit. L'odeur de son sang me grise. C'est un parfum métallique, avec des notes insistantes qui rappellent le soufre. Je l'aime, cette odeur. »
Encore faut-il signaler les multiples auto références qu'il glisse dans le cours du texte et sont autant de clins d'oeil adressés à ses afficionados.
Pourtant ce n'est pas tout.
S'il s'amuse avant tout – par exemple à émailler son récit de locutions latines – c'est aussi avec le plus grand sérieux, par touches précises, qu'il évoque le contexte médiatique, social et politique des années 1980. C'est avec un réalisme exigeant qu'il dépeint la figure d'un journaliste de la presse écrite de Province, et surtout, c'est avec une véracité inouïe qu'il réussit un reportage absolument époustouflant sur le mode de vie – ou de survie plutôt – des sans-abri dans le Paname du XXe siècle, qui annonce de manière troublante la grande misère des recalés du passage au XXIe .
Mais vous l'aurez compris, et l'illustration de la couverture le clame, la figure maîtresse de ce roman est la Mante. Qui est-elle ? Un avatar de Miss Fatalité ? Un fantôme ? L'une des Parques ? Une séductrice perverse ? Une marionnestiste cynique ? Une puissance qui joue avec ses créatures comme avec des pions sur un échiquier ?
Au cimetière de Saint-Éloi, où Juliette a conduit Gabriel pour qu'ils se trouvent réunis tous les deux au plus près de l'âme de Margot, jamais le lecteur n'aura été aussi près de la révélation en lisant ce à quoi songe Juliette :
« Je médite sur le sort, les voies, les choix, les couloirs qu'on emprunte et dont on ne sort pas, les boulets aux pieds et la lumière qui attire, trompe et se meurt avant qu'on ait pu se brûler en l'attrapant. Aucune odeur n'en domine une autre, comme si cet espace était en dehors du temps et de tous les sens humains. Une dimension funeste dans laquelle s'entortillent des âmes égarées qui geignent en assaillant les vivants. »
Mais avant cela, vers un hier embaumé d'espérance, il y avait une Juliette qui se jetait dans l'amour « aveuglément, sans mesure, avec toute sa folie et toute sa rage ».
À lire passionnément.
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