L'auteur constate l'apparition d'un art militant et de formes intransigeantes de critique qui reflètent selon elle une atmosphère grandissante de moralisation autour du monde de l'art contemporain. Dans cet essai, elle se demande si l'art peut se donner des buts éthiques et s'il peut être jugé sur des critères moraux.
Son point de départ est un état des lieux. Ces 10 dernières années, Un certain art a occupé des terrains sociétaux : le combat LGBT, la cause féministe, la lutte postcoloniale, la question des migrants, l'écologie. Et cet art engagé a reçu le soutien des institutions culturelles. Parallèlement des formes de censure et de protestation radicale, une certaine forme d'intolérance peut-on dire, face à certaines oeuvres ou certains artistes sont devenues plus fréquentes.
Carole Talon-Hugon (CTH) fait alors un détour par l'histoire. Elle rappelle la spécificité de l'art moderne : l'évaluation des oeuvres selon des critères extérieurs à l'art y est devenue illégitime. L'art moderne, devenue une activité autonome, n'avait pas â être jugé selon des critères moraux. Les avant-gardes modernistes ont fait naître différents mouvements essentiellement préoccupés de faire de l'art pour l'art et très éloignés de toute question morale. Pourtant certaines avant-gardes ont cherché la transgression et la subversion en s'attaquant volontairement à la morale, au bon goût et aux conventions sociales. Traditionnellement il était très largement admis que la modernité artistique allait de pair avec l'absence de censure et de critique sur des critères moraux.
Le tournant moralisateur récent semble donc marquer une rupture avec l'ère moderne. Pourtant CTH montre que la période moderne est une exception au regard de l'histoire de l'art. La peinture et la sculpture classiques avaient des ambitions éthiques et elles pouvaient être jugées selon des critères moraux. La situation actuelle renoue-t-elle pour autant avec la situation d'avant le XXème siècle ? Non nous dit l'auteur car dans la plupart des cas ce sont des causes propres à certains groupes humains spécifiques et non propres à l'ensemble de l'humanité que défendent aujourd'hui l'art engagé et la critique morale.
Arrivée à ce point, CTH se demande si l'art du XXIème siècle appelé sociétal est efficace, à savoir s'il peut réellement atteindre les objectifs qu'il se fixe, c'est-à-dire, pour simplifier, rendre l'homme meilleur. Il est aujourd'hui souvent sous-entendu que les artistes ont le pouvoir de changer les choses (dans le sens du bien). La question n'est pas nouvelle. CTH commence par disqualifier certaines théories historiques qui défendent l'efficacité morale de l'art (Schiller et le pouvoir de la beauté sur l'éducation éthique, Adorno et l'autonomie de l'art comme moyen de résister à l'aliénation) car celle-ci y est indirecte et peu liée au contenu des oeuvres. La démonstration s'attaque alors à l'efficacité du contenu. L'efficacité supposée d'une oeuvre peut difficilement jouer sur un plan cognitif car un spectateur qui ne connaît pas déjà le sujet traité a peu de chances d'y comprendre quoi que ce soit. Dans le domaine classique de la peinture, l'impact de l'art est indéniable sur le plan émotionnel mais cela lui confère-t-il un pouvoir de moralisation ? Rien n'est moins sûr.
CTH se penche alors sur l'efficacité des formes contemporaines que sont les installations et l'art documentaire. Les installations qui visent un effet moral mettent en oeuvre un symbole qui a un sens caché. le problème est que ce sens reste indéchiffrable sans un discours de mode d'emploi, contrairement à l'art classique où les signes se référaient à une tradition et avaient une signification pré-établie. Et même dans les oeuvres de ce type les plus réussies, CTH pense que l'usage d'un symbole est moins efficace que l'emploi d'une référence directe au sujet traité comme dans le photojournalisme par exemple. Quant à l'art documentaire, CTH conclut que l'efficacité éventuelle des documents exposés se fait au détriment de l'efficacité artistique. Elle relativise aussi l'impact le pouvoir de l'art contemporain quand on voit le peu de poids qu'il représente face aux medias de masse.
Dans sa dernière partie, CTH examine la critique éthique d'aujourd'hui et analyse le moralisme radical qui la sous-tend. Elle rappelle que le caractère immoral de certaines oeuvres est incontestable (les pamphlets antisémites de Céline ou Naissance d'une nation, le film raciste de Griffith de 1915). Un oeuvre peut être dite qualifiée d'immorale pour cinq raisons : son contenu, ses effets ‘performatifs' (les actes qu'elle va déclencher), ses effets psychologiques ou émotionnels, son esthétisation inappropriée et le contexte de sa production. Mais cette immoralité n'est pas simple à établir. La critique éthique affirme qu'une oeuvre moralement mauvaise est un oeuvre artistiquement mauvaise. C'est par exemple la position que défendait Tolstoï. CTH s'efforce alors de montrer les impasses où mène le moralisme radical : relecture sans limite de l'histoire de l'art, vision très restrictive, jugement sur des bases subjectives…
Elle conclut en prônant un moralisme modéré, à visée universelle, qui ne soit pas une somme d'éthiques catégorielles qui aboutiraient à une balkanisation de l'art et de la culture.
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Bon nombre de combats de l'art sociétal ne visent pas une humanité commune mais concernent des groupes d'individus réunis en communauté par leur genre, leur couleur de peau, leur appartenance sexuelle ou leur condition sociopolitique. L'éthique étant nécessairement universaliste et ces revendications étant catégorielles, il est préférable de parler de combats sociétaux plutot que de combats éthiques.
Le risque est celui du solipsisme, de l'entre-soi et de l'enfermement. L'obsession des différences qui clivent au détriment des ressemblances qui rassemblent favorise les communautarismes, l'intolérance et la suspicion.
La conscience identitaire tend à remplacer la conscience politique et la vision d'un bien et d'un destin commun.
les pouvoirs de l'art en matière de moralisation ne sont pas inexistants, mais ne doivent pas être surestimés.
En d'autres termes, on ne peut confier à l'art la charge de traiter des problèmes sociétaux qu'il ne peut résoudre.
Compte tenu de leur canal de diffusion qui est celui des moyens technologiques des arts de masse, les paroles des chansons du rappeur Orelsan ("Ferme tagueule ou tu vas te faire "marie-trintigné", etc) sont d'une toxicité en face de laquelle celle du tableau Hylas et les nymphes (1896) De John Waterhouse fait sourire.
A moins de chercher du coté d'une commune essence artistisque, il est impossible de tenir un discours sur le pouvoir des oeuvres en général. Le pouvoir des mots n'est pas celui des sons, ni celui des images, et celui de la peinture n'est pas celui de la photographie ou du cinéma.
"Avec Bourdieu. Un parcours sociologique" de Gérard Mauger
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"Histoire philosophique des arts" de Carole Talon-Hugon
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"Le Jésus des historiens" de Pierluigi Piovanelli
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"24 heures de la vie de Jésus" de Régis Burnet
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"La poétique de l'espace" de Gaston Bachelard
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"Traité théologico-politique" de Spinoza
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" À poings fermés" de Jean-Manuel Roubineau
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"Le droit au sexe" d'Amia Srinivasan
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