Pour être grand amateur de littérature japonaise, j'admire particulièrement les grands classiques. On connaît leurs noms, une dizaine d'auteurs se détachent parmi d'autres de talent. Sur la nouvelle génération de romanciers, j'ai déjà pu exprimer ici mon scepticisme sur l'intérêt des parutions qui se succèdent avec toujours les mêmes thèmes éculés, distillés jusqu'à plus soif, les chats, les mamies cultivant leurs fleurs et légumes, les cafés perdus, retrouvés, avec les souvenirs et un fantastique boîteux et naïf. Bref, un feel good overdosé jusqu'à l'écoeurement. de temps en temps émerge une rare pépite, avec des
Mieko Kawakami,
Yukiko Motoya,
Hideo Furukawa…Malgré tous les indicateurs socio-démo-économiques dans le rouge, et probablement de manière irrémédiable, il reste une lueur pour ce pays qui se bat pour conserver sa culture traditionnelle, tellement enracinée, et qui, effet de l'esprit d'impermanence des choses, ne craint pas de surprendre, de tout oser, de se réinventer sans cesse. Il en va ainsi du théâtre, art majeur au pays du Nô, du Kyôgen, du Bunraku et du Kabuki, où les metteurs en scène contemporains sont particulièrement bien inspirés, en particulier pour dénoncer les travers de leur société. Et c'est bien dans la traduction de leurs textes que réside une impertinence, un esprit contestataire et un humour salvateurs. Et nous avons de la chance en France : les éditions Espace 34, comme leur concurrente franc-comtoise Les solitaires intempestifs, les plus emblématiques pour moi mais sûrement parmi d'autres, nous font le bonheur de publier de beaux textes théâtraux, d'auteurs français et internationaux. Parmi eux, de brillants Japonais :
Tomohiro Maekawa,
Hideki Noda,
Shu Matsui,
Oriza Hirata,
Yôji Sakate, et ici,
Kurô Tanino.
The dark master se passe dans un restaurant quasi invisible dans une banlieue pour ainsi dire désertée d'Ôsaka. Un jeune Japonais randonneur et glandeur de Tôkyô est venu s'y perdre, et se fait rouvrir le rideau tombé nuitamment par le patron, un ronchon qui malgré tout finit par lui servir un plat quand ils se rendent compte qu'ils aiment tous les deux le baseball. Mais le patron en a marre, les clients se font rares, il cherche un hypothétique repreneur. Alors il a un plan, qu'il ne tarde pas à mettre à exécution : introduire de force une minuscule oreillette dans l'oreille du jeune, et le forcer à le remplacer en cuisine, en envisageant de lui faire reprendre le restaurant. le Jeune n'y connaît strictement rien à la cuisine, mais moyennant une avance de billets, et les consignes en continu que le patron, retiré et enfermé à l'étage lui donnera à l'oreillette, il se met au travail, sous les multiples caméras dont dispose le patron dans sa tour de contrôle du dessus.
Dès lors, durant plus d'un mois le jeune va remplacer le patron aux yeux des clients, se mélanger les pinceaux entre les paroles de l'oreillette et les demandes en salle, s'aguerrir, profiter des services d'une jolie prostituée mais tomber sur un os de taille : un chinois…
Ce texte est réjouissant, malin, drôle, et est enrichi d'une didascalie audacieuse. Quand la pièce a été représentée en France il y a quelques années, il y avait visible tout le réseaux de caméras et écrans de contrôle, on imagine un centre de contrôle urbain, avec ces hommes qui scrutent une myriade d'écrans, et la cuisine était faite sur scène, les spectateurs profitant à fond des bonnes effluves. Car si la cuisine est un peu crasseuse, les plats qui se succèdent nous régalent, notamment l'omuraisu, l'omelette au riz japonaise.
Sans en dévoiler davantage, en seulement 85 pages bien aérées de dialogues, l'auteur parvient à mettre en lumière tous les maux de la société japonaise actuelle. Les jeunes urbains qui ont de moins en moins le coeur à l'ouvrage, la désertion de la province, un écart d'attractivité qui ne cesse de se creuser entre le Grand Tôkyô et cette province (et pourtant on est à Ôsaka, deuxième ville du pays), la société de surveillance par la technologie, les rapports de soumission-domination tant au travail que dans la vie privée (la figure du patron, de la prostituée), mais aussi la transmission et la problématique du vieillissement (qui pour prendre la relève, notamment des petits commerces traditionnels), et pour finir la menace chinoise : le Chinois qui a désormais le pouvoir économique quand le Japon ne peut pas lutter, ce méchant Chinois, brutal et sans vergogne, qui rachète tout. Alors certes, le jeune s'avère finalement assez débrouillard, il apprend vite, croît s'émanciper…Mais la vie n'est qu'un éternel recommencement de rapport dominant-dominé.
Heureusement il y a le baseball, qui est d'ailleurs encore pour le coup le bon fruit d'une soumission, celle du Japon aux Etats-Unis, devenu le sport n°1 (c'est peu dire que la TV japonaise a son M'Bappé en la personne de Shohei Ohtani, la superstar du baseball, qui évolue à Los Angeles).
The dark master est une très bonne pièce, et une lecture qui allie l'agréable, la réflexion et l'impertinence, avec du rythme. Les éditions Espace 34 ont également publié de
Kurô Tanino,
Avidya, l'auberge de l'obscurité. Gageons qu'il y en aura d'autres de cet auteur talentueux et de ses compatriotes.