William T. Vollman c'est l'auteur génial de vastes
essais, fictions et enquêtes tels «
Central Europe », « le livre des violences » ou «
Pourquoi êtes-vous pauvres ?» à travers lesquels l'écrivain/journaliste dresse un état des lieux souvent incisif de l'état de notre monde et de son pays, les Etats-Unis.
Elaborée sur des reportages et des investigations qui l'amènent à voyager partout dans le monde, la littérature chez
Vollmann ne se départ jamais d'expériences personnelles, de rencontres et de réflexion : une littérature nourrie de journalisme, d'expérimentations, d'observations et de recherches « in situ ». C'est encore le cas avec «
le grand Partout » dans lequel
Vollmann raconte son périple en train de marchandises à travers les USA à la façon des « hobos » du début du siècle.
Kerouac les appelaient « les clochards célestes »,
Jack London les a souvent représentés dans ses romans,
Mark Twain en a fait ses héros,
Henry David Thoreau ou
Thomas Wolfe ont chanté leur fervente soif de liberté…les hobos, ce sont ces nomades sans toit ni loi, qui, quelquefois par désir, souvent par nécessité, parcourent le pays en resquillant les trains de marchandises, un jour ici, un jour là, au gré des arrêts de trains en gare de triage et des menaces des « bourrins », les policiers ferroviaires qui font la chasse aux clandestins des rails.
Pour beaucoup ils ont quitté le monde « citoyen » et son système de pensée matérialiste et sécuritaire pour mener une vie de vagabondage et d'errance, en marge de la société, de ses préceptes et de ses valeurs.
Si le 19ème siècle et la première moitié du 20ème vit se développer en Amérique une « tradition hobos », avec un important afflux de voyageurs chevauchant illégalement les rails pour sillonner le pays en quête d'un avenir meilleur, d'un travail ou d'une aventure, que reste-t-il aujourd'hui de cette grande époque ? de ces mouvements de masse qui ont construit le rêve américain par le parfum de liberté, d'indépendance et d'absolu qu'ils dégageaient ?
Les hobos de l'époque étaient bien souvent de pauvres hères, crasseux, affamés, victimes de la crise de 1929, mais ils incarnaient selon
Thomas Wolfe « la légende du martèlement des roues, du pilonnement des crampons, du désert sauvage, des étendues incultes, cruelles et solitaires de l'Amérique ».
Ils représentaient la liberté, effrénée, immodérée, absolue…
Cette notion de liberté est la raison profonde qui a conduit
Vollmann à chevaucher les rails avec son ami Steve, malgré le désaccord de son père, les conditions de vie souvent difficiles, les dangers et les violences qu'une existence errante sous-tend.
Vollman s'est mis en quête du « Grand Partout » et de « La montagne Froide », ce lieu mythique que recherchent tous les hobos, qui est partout et nulle part à la fois, qui est la fin et le commencement, lieu fantasmé qui n'existe que dans le coeur des hommes, l'endroit rêvé où, enfin, on aura envie de se poser et de poser son barda.
Mais pour beaucoup de ces voyageurs, l'attraction même du voyage est si grande, qu'ils ne découvriront jamais « la Montagne Froide », car le « Grand Partout » c'est avant tout le voyage lui-même, le fait même de prendre un train sans connaître véritablement sa destination et l'émerveillement que l'on ressent à regarder défiler le paysage grandiose de l'Amérique à travers le cadre d'une locomotive ou sur la passerelle étroite d'un wagon-trémie, ce désir de partir qui fait dire, à chaque nouvelle halte, « il faut que je me tire d'ici »…
Est-ce bien la peine de souligner que le temps de la grande époque est bel et bien révolu lorsque
Vollmann entreprend son périple sous le gouvernement Bush. L'âge d'or du vagabondage et des migrations a été remplacé par l'ère du contrôle, du fichage, des vérifications d'identité.
Néanmoins, si l'affluence d'antan n'existe plus, les graffitis, les campements et les personnes rencontrées le long des voies ferrées témoignent encore de la persistance de quelques uns à vivre selon leurs propres codes. Ce sont hélas, principalement des existences tristes, démunies, avinées, qui ressassent un passé davantage imaginé qu'effectivement concret mais qui contribuent cependant à alimenter le rêve d'une liberté totale bien qu'au prix élevé : l'indigence, la solitude, les risques d'accident, de chute, de mort, les rigueurs du temps…le nomadisme impose des conditions de vie bien dures ; le corps, sans parler de l'hygiène incertaine, est soumis à rude épreuve.
La lecture de ces pérégrinations ferroviaires est agréable, intéressante, juste, judicieuse, Vollman y mêlant réflexions personnelles, récits de rencontres et descriptions de magnifiques paysages. Il faut pourtant avouer qu'elle se fait au rythme lent des trains de marchandises…scandée par l'attente un peu engourdissante d'un train hypothétique, par des arrêts interminables dans des gares de triages grises et sordides et par la menace de se voir immobiliser par les bourrins… Si l'auteur réussit à partager son engouement et son émerveillement au détour de belles envolées poétiques, ils restent éphémères comme ce théâtre d'ombre qui se joue par le cadre de la locomotive en marche, et jamais le lecteur n'a la sensation d'être proche de ce « Grand Partout » tant ambitionné…est-ce parce que «
le Grand Partout » est plus fantasmé que réel et qu'il figure avant tout la cruciale question existentielle du « qui suis-je et où vais-je ? ».
L'enquête minutieuse se clôt par un carnet de photographies en noir et blanc dévoilant une Amérique plus blafarde qu'attrayante : des gares minables, des murs tagués, des visages hâves, des campements à l'abandon où trainent canettes vides et cartons…Fidèle à lui-même
Vollmann tempère le rêve par une réalité sombre et pathétique et un tableau de son pays en demi-teinte mais s'affiche encore - bien qu'au détour d'une oeuvre mineure en regard de sa production précédente - comme le grand écrivain de l'Amérique contemporaine. A lire avec “Like a hobo” de Charlie Winston en musique de fond…