Car il y a des rencontres qui sauvent. Elles vous saisissent au corps, elles vous soulèvent du sol auquel vous êtes englué, elles vous font passer de la nuit à la lumière.
J'aime ne pas parler. Ne pas parler, c'est comme écrire : c'est rejoindre les mots dans le silence. les déterrer, ça me rend vivante.
Je reste silencieuse. L'amour de l'amour, je ne sais plus très bien ce qu'il signifie, mais l'amour de l'amitié, je le ressens, ce soir, dans toute sa force.
Ce qui l'obsédait : faire tomber les masques, saisir ce que chacun est de l'autre côté du rideau des apparences. Elle cherchait l'autre. Elle disait de son appareil photo qu'il était son passeport. Celui qui lui permettait de franchir les frontières, d'aller vers ceux qu'elle voulait connaître, connaître intimement : ceux dont elle voulait atteindre " la vie intérieure "
( p.102)
Je sais aujourd'hui ce que je ne savais pas à neuf ans: que rien ni personne n'est éternel, que les nuits peuvent vous engloutir entièrement, je sais aussi que je suis vivante.
Allan t'a ouvert le monde : il t'a regardée, il t'a aimée, en t'aimant il t'a fait entrer dans le monde. En t'aimant il t'a fait tomber dans le monde.
Tu ne savais pas qu'être regardée pouvait rendre vivant.
Les mots s'écrivaient, je les découvrais. C'était celle que j'étais qui commençait à s'écrire, et que je reconnaissais enfin. C'était celle que j'étais qui commençait à exister. J'avançais vers des territoires interdits : ceux situés de l'autre côté des convenances, des masques, des décors parfaits. J'avançais mot après mot vers le vivant.
J'ai souvent pensé, au cours de ces derniers mois, lorsque je me promenais dans Paris ou que j'étais dans le métro ou le bus, que tu m'avais donné des yeux pour voir : je regardais les visages de celles et ceux que je croisais, et je voyais et ressentais tant de choses dans leur regard, je percevais des lueurs, des grimaces, des ombres, je percevais l'enfance, la vieillesse, la solitude, je percevais des gouffres, je percevais l'espièglerie, je percevais l'innocence, je voyais ce qu'auparavant, peut-être, je n'aurais pas vu, je voyais surtout combien chacun est unique et cela m'irradiait tout le corps, je trouvais que la vie était belle et vaste, extraordinairement multiple, et je me disais que c'était toi qui m'avais ouvert les yeux, je voyais plus grand désormais , je voyais plus vrai.
( p.183)
Et, très vite, comme si la photo avait brusquement été détrempée, laissant apparaître son négatif, l'envers du décor, derrière le sourire et le chapeau de la petite Diane j'ai vu le souci de perfection et l'effroi qui l'accompagne, j'ai vu la solitude.
(...)
Elle était là, je l'ai vue, la petite Diane, habillée par la gouvernante, tirée à quatre épingles, passant d'une pièce à l'autre dans l'appartement feutré et silencieux de Central Park Ouest, cherchant sans la trouver sa mère. Tu cours, petite Diane, tu cours dans le grand appartement. Tu vas voir dans la pièce d'à côté si ta mère y est
Si elle t'attend pour jouer avec toi, pour te lire une histoire. Elle n'y est pas. (..) Tout est si grand et vide. Tout est si impeccable. Partout, tout est si impeccable. Si parfaitement à sa place.Rien ne traîne. Rien ne dépasse
Aucun désordre.
( p.31)
A quoi ma rencontre avec Diane Arbus a-t-elle tenu? A rien, à la lumière et à la solitude de ce jour d'automne, au souvenir du musée du Jeu de Paume avec mes parents. A rien. J'en ai rétrospectivement le vertige. Car il y a des rencontres qui sauvent, elles vous saisissent au corps, elles vous soulèvent du sol auquel vous êtes englué, elles vous font passer de la nuit à la lumière.