Une nuit européenne est une robe de velours noir.
Mon projet fut tout de suite accepté, et le déménagement ne fut pas bien compliqué puisque je ne possédais rien d’autre que quelques caisses de livres et mes vêtements. Ma clarinette eut droit à un billet d’avion pour elle toute seule. Je n’eus même pas à déménager d’une langue dans une autre, mais mon attitude par rapport à la langue allemande changea. À Vienne, la langue allemande avait représenté pour moi le moyen indispensable pour lire des livres. Je ne voulais pas l’utiliser dans mon travail, car la musique, justement, devait permettre de se libérer de toute langue concrète. Mais c’était une erreur. La musique contemporaine cherche à se rapprocher de la langue, voire à collaborer avec elle, comme l’avaient compris mes condisciples habsbourgeois.
Au cours de ma troisième année d’études, une bourse pour Vienne fut proposée et je fus, par bonheur, l’unique candidate. À cause des informations télévisées, toujours éprises de sensationnel, les Japonais avaient une image déformée de l’Europe. Soit c’étaient des bombes qui explosaient au beau milieu d’un concert, soit des néonazis qui attaquaient des étudiantes étrangères marchant en pleine rue avec leur étui à violon. Moi, je n’avais pas peur, je ne croyais pas les médias, surtout lorsqu’ils nous donnaient le sentiment que c’était chez nous que nous étions le plus en sécurité. En Europe aussi, les gens pensaient probablement qu’ils étaient le plus en sécurité chez eux. Mes sources d’information à moi étaient les partitions musicales et les romans de Stefan Zweig.
Voilà plus de trente ans que j’ai atterri dans cette région du continent euroasiatique. Plus exactement : au cœur d’une monarchie qui n’existait plus.
Durant tout le vol, j’avais été comme sonnée, je n’arrêtais pas de songer à quel point il était étrange et curieux qu’un film passe, juste à l’arrière du dossier de mon siège, et qu’un passager inconnu puisse le regarder. Ce film, c’était celui de ma vie, et moi, précisément moi, je n’avais pas le droit de le voir. Quelle musique jouerais-je dans l’avenir ? Quels musiciens rencontrerais-je ? Combien de temps resterais-je en Europe ? Mon enfant, si j’en mettais un au monde, serait-il doué pour la musique ? J’aurais pu allumer l’écran face auquel j’étais et, au lieu de mon film, regarder celui du passager assis devant moi. Mais j’avais préféré laisser sans image le bleu obscur de sa surface. L’homme assis devant moi ne se doutait pas que j’observais ses cheveux bouclés aux pointes fines. Un homme dans la quarantaine qui, en position assise, était un géant : telle avait été ma première impression. Quand il se leva, il apparut que, debout aussi, c’était un géant. À l’ère des voyages en avion, sa taille pouvait devenir embarrassante : cette pensée me réconforta, moi qui éprouvais en général un complexe d’infériorité à cause de mes petits poumons.