"Kamychov entra, toujours aussi rose et frais, aussi beau et plein de santé que trois mois plus tôt. Ses pas étaient, comme avant, silencieux... Il posa son chapeau sur le bord de la fenêtre avec une telle prudence qu'on aurait pu croire qu'il posait une espèce de poids... Ses yeux bleus brillaient toujours d'une sorte de bonhommie enfantine, infinie."
Le rédacteur d'un journal reçoit un fonctionnaire, qui lui confie un manuscrit afin de le faire publier.
Ce fonctionnaire, un ancien juge d'instruction en poste dans une lointaine province de l'Empire russe des années 1880, est le narrateur et l'un des protagonistes de l'histoire qu'il a écrite.
Il raconte qu'un de ses amis de faculté, un comte qui possède des terres non loin de son lieu d'affectation, y revient après deux ans d'absence.
Des beuveries qui durent des jours occupent les deux jeunes gens, aussi débauchés l'un que l'autre, et font scandale dans la région.
Un jour qu'ils prennent l'air aux abords de la propriété du comte, ils croisent une très belle jeune fille vêtue d'une robe rouge, qu'ils retrouvent un peu plus tard en forêt.
Le narrateur s'éprend d'elle, mais elle a d'autres projets. Et le comte semble s'éprendre d'elle aussi.
C'est un titre peu connu, présenté comme un roman policier et publié en feuilleton, d'un
Tchekhov de 25 ans qui a déjà écrit de nombreuses
nouvelles et une pièce de
théâtre.
Ce qui pourrait n'être qu'un marivaudage qui tourne au drame prend, sous la plume de l'auteur un relief particulier.
C'est tout le monde de la province russe au XIXe siècle qui se révèle, loin de la capitale ; ceux qui ont des terres et des intendants, des paysans qui travaillent pour eux ; les fonctionnaires qui travaillent pour le Tsar ; le médecin qui veille à la santé de tous ; et des jeunes filles au coeur brisé qui brisent d'autres coeurs autour d'elles.
Tchekhov saisit chaque situation sur le vif, avançant par petites touches dans un tableau qui prend sa forme alors qu'on a encore le nez sur les détails, tant on a été distrait par les personnages, leur description caricaturale ou délicate c'est selon, des précisions sur leur mise et leur attitude, les tics de langage des uns et des autres, maîtres, serviteurs, fonctionnaires, hobereaux, médecins…
La critique sociale ne manque pas de cocasserie, mais on sent se nouer au fil des pages un drame inexorable, par envie, par faiblesse ou par désoeuvrement ; parce que les fraîches jeunes filles ne rêvent pas forcément d'amour, parce que les jeunes gens cachent peut-être leurs blessures sous un parfait cynisme.
L'aspect "roman policier" intervient au troisième tiers du texte, avec l'enquête menée par le narrateur puisqu'il est juge d'instruction, et les indices semés par
Tchekhov.
Il y a peu de suspens, mais toute la finesse de l'auteur sous des dehors faussement maladroits nous fait entrevoir une réalité autrement terrible, où les victimes n'échappent pas à leur sort, les coupables bien davantage…
C'est un ouvrage méconnu, qui mérite d'être redécouvert.
Le titre semble a priori complètement en décalage avec le fil narratif, mais il ne faut pas se fier aux apparences avec
Tchekhov . J'ai pris beaucoup de plaisir à retrouver son univers, que j'avais bien négligé ces dernières années, et ai passé un excellent moment de lecture.