Les arbres sont des saints : ils se laissent persécuter en silence.
Le téléphérique
Le choix avait procédé d'un débat ardent. Nous étions au lit, un dimanche de grande médiocrité météorologique :
- La Russie ! avais-je dit.
- Tu as vu comment s'habille Poutine ? Les Russes sont dingues et c'est trop grand, on va se perdre.
- Mais je connais bien la région, moi...
- Justement, il nous faut du nouveau. À tous les deux, avait-elle dit.
- Le Groenland, avais-je dit.
- Trouve toi une savoyarde qui porte des fourrures polaires.
- Le Japon? avais-je hasardé.
- J'aurais l'impression de réviser mes cours...
- Et le Pakistan ? avait-elle dit.
Depuis un séjour au Maroc j'avais contracté une aversion pour les terres d'islam, où les femmes rampent, écrasées de la culpabilité d'exister, assommées par des soleils d'enclume et le regard des hommes fiévreux de frustration.
- Jamais ! Les mecs te materont comme une pute parce que tu ne t'enfouiras pas sous un sac en toile de jute.
-La Chine, alors.
-Oui ! Mais où ?
- Le Yunnan!
Lorsque je rencontrais un russe , je le rangeais dans l'une des cinq catégories sociomorphologiques auxquelles- pour le moment- aucun de mes interlocuteurs n'avait échappé .
Businessman arriviste enrichi par la chute de l'URSS: parasite qui doit sa prospérité au dépeçage de l'Union soviétique, individu flasque ,blanc et gros, cachant son manque d'éducation et sa crasse culturelle sous des vêtements lamentablement assortis, un amas de gadgets prétentieux et la satisfaction de soi-même, possède davantage le sens du kitsch que du beau, souvent moscovite , considère la nature comme un parc d'attractions et les bêtes sauvages comme des cibles pour le tir à la carabine.
Les facteurs sont les messagers du destin. Ils ne distribuent pas le courrier, ils battent les cartes de l'existence.
-Je vous dis que je risque ma place.
-Et moi, de passer à côté de ma vie.
— Lui aussi il avait du temps. Imaginez l'hiver, seul, dans un cube de rondins. Dehors : - 40°C, le vent, le soleil qui rôde, malade, pendant cinq ou six heures, dans un ciel de clinique et les heures blanches, épouvantablement silencieuses qui passent, qui tombent, une à une, identiques, et lui, devant la fenêtre, à regarder le cadavre de l'hiver en serrant dans sa pogne sa tasse fumante.
L'ermite
C'est un deuxième petit recueil de nouvelles, comme pour L'éternel retour, cité dans ma critique précédente. Des Folio à deux euros, achetés dans un hypermarché qui depuis toujours propose aussi de la culture, non pas en rayons comme les yaourts, mais dans un espace librairie qui en vaut d'autres.
L'une des nouvelles, La ligne, est empreinte à la fois de sensualité et de poésie. Je vous en livre un extrait ; l'un des personnages y raconte deux nuits sans électricité à cause d'une panne :
"Avec Svieta, on n'a jamais baisé comme ces deux nuits-là, mon vieux. On avait allumé les bougies sur la table et il y avait la vieille lampe-tempête de mon grand-père posée devant l'icône de la Vierge de Notre-Dame-des-Affligés. Svieta ? Elle est devenue serpente, elle se cambrait et regardait le cerne de sa croupe vacillante, souple, projetée sur le mur de rondins par la flamme des bougies. (...) Elle est devenue une ombre. Une ombre, c'est attaché à son objet, ça essaie de s'échapper, ça se tord de douleur, ça supplie qu'on la libère. Elle frémissait, s'assouplissait. Une flamme noire vivante, je te dis ! Et les lueurs donnaient vie à sa peau. Elle miroitait, mon vieux ! Davantage encore que la surface gelée d'un lac saupoudré de soleil à travers les nuages. Sa peau, je ne l'avais jamais vue comme ça. On ne devrait regarder les femmes qu'à la lueur des cierges ou de l'acétylène. (...) De la neige sous un soleil rasant : le moindre grain en était révélé !"
Au village, on avait retrouvé les vieux réflexes. On avait ressorti les lampes à pétrole, réactivé les poêles à bois. Les Russes ne s'affolent jamais quand le confort recule. [...]
Après tout, l'électricité publique n'était arrivée que très récemment dans ces confins : l'année où Poutine avait relancé les efforts d'exploitation des ressources dans les parages arctiques.
La ligne
Les arbres sont des saints : ils se laissent persécuter en silence.
D’habitude voyager, c’est faire voir du pays à sa déception.