Anthologie Triages 2019 Vol. II

Le jour est tombé. Un noctilien N63 passe près de nous. « Mada », son corail rouge, elle n'a pu le ramener avec elle dans la circulation froide de Février, la ville qui semble comme irréelle, comme enfuie, avec ses petites silhouettes indéfinissables à la Marquet, sous les arches du métro, les tours sans fin. Elle ne l'a pas laissé derrière elle. Il a suivi une lente trajectoire qui est celle du poème, dans un glissement vers les lagunes du silence, quand on ne confond plus les choses avec leur nom. Les paroles ne sont plus tendues comme des filets sur le monde pour mieux en agripper les choses, une par une, et ainsi le dédoubler. Pour mieux le faire vivre face à l'éternité aussi. Il faudrait sans doute laisser le souvenir de ce qui a été vécu pour que les mots se lèvent vers l'île à reflets bulles et sur les célestes vertèbres de l'indicible se mettent à espérer l'oubli de l'oubli. Ne plus affirmer sa pesanteur heureuse, ne plus penser à l'eau nue, presque rouge comme le soleil perché sur les branches, et la terre, et le vent irrésolu, les remplacer par un langage qui soit l'analogie de tout ce qui a été – et doucement commence à s'éteindre, déjà une lente dispersion débute qui dans le devenir visible du ciel a amené le jour, l'attente du premier mot, l'origine cosmogonique du monde, sa forme océane et son ombre de tuiles blanches.

Des câbles électriques croisent l'espace. Ils frôlent des passés de pierre que plus personne ne contemple. Quelque chose de léger remue au souffle du vent. Nous pourrions être ailleurs. Loin de l'agitation paisible de ces rues où la vie semble devoir se cristalliser d'un coup, parmi les choses de la création inanimée que la foule traverse rapidement. Ombres parmi les ombres. Le jour est reflété entre le jaune et le bleu, dans la grisaille qui s'éclaire à intervalles réguliers du plaisir rétrospectif d'avoir été vivant dans ce lieu désormais sans parole. Au milieu des perspectives. Elle me sourit sans rien dire.

Elle partira un jour loin d'ici, dans le flou général, sur les grèves, par les grèves, un peu lointaine dans l'horizon, venue de Madagascar, y retournant aux éternelles et pures anses de Diego-Suarez et aux barques de pêcheurs noyées dans le soleil doux et presque blanc, à nouveau libre, sans attache, sur la terre ferme, au centre du temps, les yeux très clairs, son visage effaçant peu à peu les chaînes du réel, les apparences, les bâches sombres sur les signes oubliés.

Elle va du ciel à la mer, qui finissent bientôt par se confondre en une seule et même ligne à l'horizon. C'est un peu à l'image de sa vie qui se déroule sans qu'elle ne décide à l'avance de son futur accomplissement, ou plutôt comme si cet accomplissement devait se faire sans elle, comme si lui avait été accordé l'espoir inconcevable de n'être qu'une direction parmi les signes oubliés des mers et les traces du monde.