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Critique de Presence


Ce tome est le premier d'une intégrale en 4 tomes. Il comprend les chapitres 1 à 22 du récit, écrits, dessinés et encrés par Osamu Tezuka (1928-1989). Les différents chapitres sont parus de 1972 à 1983, et le récit total comprend environ 2.700 pages, réparties en 4 tomes pour la présente édition qui est la troisième en VF, après celle en 8 tomes de Tonkam en 1997-1999, puis une première version Deluxe (2004-2006) en 4 tomes par Delcourt / Tonkam. Ce manga en noir & blanc raconte la vie de Siddhārtha Gautama (orthographié Siddharta dans le manga), le premier Bouddha, le chef spirituel d'une communauté qui a donné naissance au bouddhisme. Il comprend une introduction de 3 pages, rédigée par Patrick Honnoré qui évoque Osamu Tezuka au travers de sa production (7,5 pages de manga par jour en moyenne, par rapport à ses 60 ans d'existence), son humanisme, son apport au manga, ses différentes phases de créateur.

Le récit commence il y a 3500 ans dans le passé, au pied du toit du monde l'Himalaya, dans le bassin de l'Indus où s'était installé le peuple des Aryens. le narrateur omniscient évoque rapidement l'élite dirigeante constituée par les brahmanes, puis l'instauration des castes, et enfin le rejet par le peuple de la toute-puissance des brahmanes, mais la persistance des castes. Au temps présent du récit, un brahmane chemine péniblement dans la neige et s'écroule à bout de force. Un renard, un ours et un lapin s'approchent de son corps encore vivant. le renard lui ramène des graines, l'ours des poissons. le lapin se sacrifie pour le vieil homme. C'est la parabole qu'Asita (un vieux brahmane) raconte à ses élèves. Les disciples ne saisissent pas le sens de cette parabole. Ayant senti une énergie inhabituelle, Asita envoie ensuite son élève Naradatta vers le sud à la recherche d'un individu destiné à devenir un dieu ou le roi du monde. Dans une vallée, Naradatta se fait attaquer par un tigre, mais ce dernier le laisse en vie, avec juste une blessure à l'épaule. Arrivé à la ville proche, il s'enquiert d'un homme doué de talents hors du commun. Un habitant lui indique la présence d'un brahmane réalisant des prodiges. Ce dernier lui indique un paria nommé Tatta.

Dans une autre partie de la ville, Chaprah porte sur son dos des rouleaux de tissu qu'il doit aller livrer. Il est attaqué par Tatta qui lui dérobe les précieux tissus. Chaprah (un esclave, fils d'esclave) retourne chez son maître qui lui donne trois jours pour retrouver les tissus, sinon il vendra sa mère. Chaprah se met en quête de Tatta. Finalement Tatta aide Chaprah à délivrer sa mère, en projetant son esprit dans le corps d'un tigre. Entre-temps le général Boudhaï a envahi la ville et massacré la population. Naradatta vient se présenter à lui pour savoir s'il sait où se trouve le dénommé Tatta. Dans le royaume voisin du Kapilavastu, le roi Suddhodana apprend le passage d'une nuée dévastatrice de criquets dans le royaume de Kosala. Sa femme l'informe qu'elle est enceinte et qu'elle a été visitée par un éléphant blanc à 6 défenses (Tusita, bodhisattva). le roi lui explique comment il a arrêté de pratiquer la chasse.

Quand il entame cette histoire, le lecteur sait qu'il s'agit d'une vie de Siddhârta Gautama, le fondateur du bouddhisme, d'un roman fleuve, et d'une oeuvre d'un auteur qualifié de dieu du manga. Il sait donc qu'il va suivre Siddhârta dans les différentes étapes qui vont le conduire vers l'Éveil (spirituel), l'enseignement. En fonction de sa sensibilité, il peut refuser de se prêter à cette forme de prosélytisme, être au contraire curieux d'en apprendre plus sur cette religion, ou souhaiter découvrir sous une forme ludique la vie de ce personnage historique dont il adhère aux préceptes. Il est rapidement happé par la dimension romanesque du récit. En cohérence avec la notion d'interdépendance universelle, Osamu Tezuka montre que Siddhârta Gautama n'est pas apparu comme par magie, et qu'il ne s'est pas construit et développé tout seul. du coup, le lecteur rencontre dès ce premier tome de nombreux personnages hauts en couleurs, qu'il s'agisse de Naradatta le bonze réservé, de Tatta le petit garçon plein de vitalité, de Boudhaï le général en mal de reconnaissance sociale, de Chaprah et sa mère essayant de vivre en esclaves respectueux de leur maître, etc. la distribution est impressionnante, il n'y a pas de petit personnage. L'artiste fait en sorte de donner des apparences remarquables à chacun, parfois caricaturales, par exemple pour les 5 ascètes (Kondaniya, Baddiya, Bappa, Mahanama et Janussoni).

En observant les personnages, le lecteur se retrouve confronté aux conventions artistiques et esthétiques d'Osamu Tezuka. Il a fait le choix de dessiner les protagonistes de manière plus simple que les décors. Cela provoque 2 effets : les personnages semblent plus vivants et moins figés que les décors, ils sont aussi visuellement plus simples, donc plus proches du lecteur ou plus accessibles. Ce dernier observe également que l'artiste n'hésite pas à employer des caricatures pour certains personnages secondaires, et que parfois il peut voir furtivement passer un personnage d'une autre histoire (le professeur Ochanomizu). Il utilise des exagérations comiques pour montrer des émotions intenses. le lecteur peut avoir besoin de quelques pages pour s'habituer à ces représentations humoristiques dans une histoire aussi dramatique. Effectivement, l'artiste a tendance à représenter les décors de manière plus descriptive, que ce soient les bâtiments ou les environnements naturels. Les premiers donnent souvent une impression de simplicité, mais ils sont représentés avec une bonne régularité par rapport à un manga traditionnel, avec une précision qui participe plus de l'information visuelle juste, que de l'économie. Les seconds donnent l'impression d'une représentation photographique. Il suffit au lecteur de considérer les paysages naturels (vallées, forêts…) pour se rendre compte de l'éventail de techniques picturales maîtrisées par Tezuka.

Tout au long de ces 800 pages, Osamu Tezuka adapte sa narration visuelle à la nature de la séquence, en mettant en oeuvre des solutions picturales riches et variées. Il peut aussi bien s'en tenir à une mise en scène naturaliste, qu'utiliser des codes shojo pour une scène romantique, ou exagérer les mouvements pour accentuer la vitesse d'une scène d'action. le lecteur se retrouve régulièrement surpris par l'inventivité des pages. Il se frotte les yeux quand les animaux viennent entourer Tatta, évoquant Bambi ou Blanche Neige entourée par les animaux de la forêt. Il sourit franchement en découvrant les cascades que Bandaka fait sur son cheval lors de sa première apparition (page 212). Il retient ses larmes quand Siddhârta annonce à Yoshadra le prénom peu flatteur qu'il a choisi pour leur fils, dans un dessin à la dramatisation exacerbée. Il retient son souffle pour suivre les épreuves de tir à l'arc grâce à un découpage de cases tout en longueurs, ou pour suivre la course d'un lièvre avec des cases en trapèze. Il se rend compte qu'Osamu Tezuka brise le quatrième mur de manière visuelle quand sous l'effet d'une émotion intense Tatta traverse le papier de la case dans laquelle il se tient (page 86), ou quand Chaprah brise les bordures de cases (page 285), ou quand le chancelier rebondit contre les bordures de case (page 378). Il est presqu'étourdi par le nombre de criquets que Tezuka a représenté dans un dessin en double page quand cette nuée s'abat sur une armée.

Le lecteur plonge donc un drame (ou une succession de drames) rendus poignants, à la fois par la personnalité des protagonistes, leurs réactions émotionnelles, une direction d'acteurs très expressive, et une mise en scène fluide conçue sur mesure pour orienter l'état d'esprit du lecteur. Il est impossible de rester de marbre en voyant le jeune garçon Tatta (7 ans) ravagé de chagrin en découvrant le cadavre de sa mère. le lecteur ne peut qu'éprouver du ressentiment vis-à-vis de Siddhârta quand il déclare à sa femme qu'i va la quitter et qu'il choisit un prénom infamant pour son fils, alors qu'elle va accoucher dans les jours qui suivent. Il est profondément choqué quand Bandaka triche lors de la course à cheval sur les toits, en prenant conscience que cet individu n'éprouve aucun scrupule à transiger avec les lois et les règles pour atteindre son objectif. Il ne s'attend pas non plus à une scène d'urologie (sans connotation sexuel) quand les voleurs urinent sur Chaprah pour l'humilier.

Régulièrement, le lecteur se retrouve également confronté à d'autres conventions visuelles qui sont spécifiques au manga ou à la culture japonaise et qui lui semblent décalées ou bizarres. Par exemple la majeure partie des femmes ont la poitrine dénudée, les vêtements ne la couvrant pas. Néanmoins, l'impression n'est pas celle de l'exploitation du corps de la femme (d'autant que le niveau de détail est faible, il y a rarement des tétons de représentés), mais semble normale dans ce contexte. Dans le même ordre d'idée, le ventre de Yoshidara ne s'est pas du tout arrondi alors qu'elle va accoucher le lendemain. Assez facétieux, Tezuka s'amuse également à intégrer des anachronismes, comme un tableau lumineux de score lors des joutes (ou la mention de Paris et de new York). Il apparaît parfois des symboles comiques (par exemple une tête de cochon pour figurer la marque de l'esclave sur la plante des pieds de Chaprah) sans qu'il faille y voir du second degré. Outre ces représentations culturellement codifiées, le lecteur se rend également compte que de nombreux symboles annonçant la venue au monde de Siddhârta semblent directement empruntés à la Bible. Il s'agit plutôt du mode d'expression hyperbolique commun aux deux cultures. S'il s'en tient à la lecture de ce tome, comme étant celle d'un roman volumineux, le lecteur risque de trouver plusieurs coïncidences un peu grosses, et que certains événements surviennent de manière surprenante, voire sortent du chapeau. Il faut alors qu'il se souvienne qu'il s'agit d'une forme de biographie d'un individu allant être à l'origine d'une nouvelle religion, dont les sources sont déjà construites comme un récit mythique.

Le lecteur sait donc à l'avance qu'Osamu Tezuka ne peut que respecter les moments de vie canoniques du futur Bouddha. Il sait qu'il va assister à des miracles, à des signes divins. Il peut choisir d'adhérer aux préceptes religieux et de les prendre au pied de la lettre, ou d'en faire une interprétation entre délire collectif et autosuggestion d'un peuple baignant dans une culture qui fait de la venue de Siddhârta une prophétie auto-réalisatrice, ou encore y voir des conventions de récit de genre, des manifestations surnaturelles à prendre comme des métaphores. Il peut aussi considérer le récit comme un récit mythologique, avec des symboles comme ce tigre sans rayure. Au fur et à mesure de la progression du récit, il découvre à la fois une dimension politique (la dénonciation virulente du système de castes, la politique externe du Kosala) et une dimension spirituelle, avant d'être religieuse. Osamu Tezuka expose progressivement les événements qui vont mener Siddhârta à l'éveil, dans le prochain tome. Tout commence avec cette parabole initiale où un lapin s'immole par le feu pour que vive le brahmane. Au fil du récit, plusieurs lapins seront mis en scène, formant un lien en arrière-plan entre les étapes conduisant à l'éveil, permettant au lecteur de progressivement mieux comprendre cette parabole. Si ça l'intéresse, le lecteur observe donc le comportement de Tatta, l'être aux dons surnaturels annoncé par le brahmane Asita, les prises de conscience de Siddhârta concernant la souffrance et la mort. Il note à chaque fois la prise conscience spirituelle qui est évoquée, une façon d'envisager la vie qui induit une façon de mener sa vie. Osamu Tezuka raconte ces étapes de prise de conscience, sans oublier de mentionner les préceptes religieux déjà existants comme le saṃsāra (le principe de réincarnation).

Ce premier tome est d'une richesse extraordinaire, que ce soit pour les différents personnages, les différents lieux, les différentes situations, le souffle romanesque du récit. Il est impossible de rendre compte de l'envergure du récit, de la richesse et de l'invention de la narration visuelle, de la verve malicieuse de l'auteur. le lecteur a le plaisir de découvrir par cet ouvrage, à la fois la vie d'un personnage historique de grande ampleur, mais aussi quelques notions élémentaires du bouddhisme, sans avoir l'impression de suivre un cours, ou de subir un endoctrinement. L'élégance de l'écriture d'Osamu Tezuka en fait un ouvrage très facile à lire malgré sa pagination, au point que le lecteur ne se rend compte de la densité du récit que lorsqu'il s'arrête un instant pour considérer le chemin parcouru, les drames vécus et la densité de la narration. Il ne s'agit pas non plus d'une lecture humoristique, malgré les respirations comiques bienvenues. En effet dans ce premier tome, les protagonistes prennent surtout conscience que la vie est souffrance.
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