Parce qu'un remorqueur brame devant l'écluse,
Tu pars ; tu es à bord, le soir, tous feux éteints ;
Tu écoutes, couché sous ton astre incertain,
Le chant du coq martiniquais dans la cambuse,
La berceuse du vent plaintif dans les agrès
Et le déferlement des vagues sur l'étrave.
Ô entreponts pleins de cœurs d'hommes, ô regrets !
Va, la mer t'a marqué du signe des esclaves :
L'appel d'un remorqueur ce soir t'a fait pâlir,
Tu n'as plus que l'amour de tes vieilles épreuves,
Tu ne passeras plus un pont sans tressaillir,
L'odeur de Rotterdam monte de tous les fleuves
Et le bruit de la mer chante dans tous les bruits…
Tu es dans ta maison bourgeoise et tu vieillis.
La poésie de la rue calme
Est accueillante après ce trop long jour
Comme le fut autrefois à telle âme
Tel calme amour.
[…]
(p. 14)
Toi qui pâlis au nom de Vancouver,
Tu n'as pourtant fait qu'un banal voyage ;
Tu n'as pas vu la Croix du Sud, le vert
Des perroquets ni le soleil sauvage.
Tu t'embarquas à bord de maint steamer,
Nul sous-marin ne t'a voulu naufrage ;
Sans grand éclat tu servis sous Stürmer,
Pour déserter tu fus toujours trop sage.
Mais qu'il suffise à ton retour chagrin
D'avoir été ce soldat pérégrin
Sur le trottoir des villes inconnues,
Et, seul, un soir, dans un bar de Broadway,
D'avoir aimé les grâces Greenaway
D'une Allemande aux mains savamment nues.
(p. 11)
Sois loué, travail à la chaîne, et, dans les villes,
Soyez loués, les trusts bourreaux des ingénieurs !
La jeune fille monte dans l'automobile ;
Le métal et l'enfant des hommes vont en fleur.
C'est Pâques, il éclôt des fleurs chair et acier ;
L'ange sur l'engin bleu pose un vol immobile ;
Et, comme un siècle au front lauré accède au ciel,
La jeune fille monte dans l'automobile.
(Statue de la fatigue, 1930)
[page 34 extrait du poème « Âge »]
Avec des jours qui découvrent comme des mains,
Jour après jour nous mettons au jour ton solide,
Vie, objet dur, idole étrangère, bolide
Engravé en mont noir à travers nos chemins.
Donc il faut vivre, et c'est déterrer cette forme
De sa gangue, l'opaque humus noir, l'avenir.
[…]
(p. 61)