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Critique de colimasson


En 1845, Henry David Thoreau prit la décision d'abandonner non seulement la plupart de ses biens matériels, mais aussi toutes ses certitudes et assurances morales pour se retirer dans les bois autour de l'étang de Walden. Il rêve de construire une habitation qui soit comme le wigwam des indiens : un édifice rapidement construit et aussitôt démontable, qui s'adapte à une existence de semi-nomadisme ne dépendant que de la volonté de ses habitants ; un édifice empruntant tout ce qu'il peut aux offrandes de la nature et de la sympathie humaine et dépendant le moins possible de ces facilités modernes qui épargnent du temps et du savoir en requérant de l'argent, et donc du travail.


Henry David Thoreau renverse la conception d'émancipation généralement liée au travail : et s'il était la cause de la pauvreté ? Lorsqu'il professait à l'université, Henry David Thoreau avait dû se contraindre à investir dans une présentation de soi soignée, à prendre régulièrement un transport pour se rendre sur son lieu de travail ou, s'il cheminait à pieds, et de toute façon en s'éreintant à l'enseignement, à dépenser son énergie vitale. le coût cumulé de la tenue, des bains, des transports ou de la nourriture nécessaires en plus grande quantité était-il vraiment moindre que le salaire octroyé en conséquent ? S'il l'était, la différence ne semblait toutefois pas assez significative pour compenser la perte de temps et de liberté dévorés par le travail. Ce qu'il a compris, Henry David Thoreau essayera de l'expliquer au paysan Baker, un de ses proches voisins :


« Je tentai de l'aider de mon expérience, lui disant qu'il était l'un de mes plus proches voisins, et que moi aussi qui venais ici pêcher et avais l'air d'un fainéant, gagnais ma vie tout comme lui ; que j'habitais une maison bien close, claire et propre, qui coûtait à peine plus que le loyer annuel auquel revient d'ordinaire une ruine comme la sienne ; et comment, s'il le voulait, il pourrait en un mois ou deux se bâtir un palais à lui ; que je ne consommais thé, café, beurre, lait, ni viande fraîche, et qu'ainsi je n'avais pas à travailler pour me les procurer ; d'un autre côté, que ne travaillant pas dur, je n'avais pas à manger dur, et qu'il ne m'en coûtait qu'une bagatelle pour me nourrir ; mais que lui, commençant par le thé, le café, le beurre, le lait et le boeuf, il avait à travailler dur pour les payer, et que lorsqu'il avait travaillé dur, il avait encore à manger dur pour réparer la dépense de son système ; qu'ainsi c'était bonnet blanc, blanc bonnet — ou, pour mieux dire, pas bonnet blanc, blanc bonnet du tout — attendu qu'il était de mauvaise humeur, et que par-dessus le marché il gaspillait sa vie […]. »


Henry David Thoreau pose les bases d'un nouveau système de valeurs : l'argent représente non pas de nouvelles potentialités de vie, mais le coût de la vie requise en échange du temps perdu pour l'acquérir. Cette conception draine un rejet de la communauté en amont et en aval. Refuser de travailler, c'est refuser de croire aux valeurs en vigueur, qu'il s'agisse de celles de nos ancêtres comme de celles de nos contemporains.


« Nulle façon de penser ou d'agir, si ancienne soit-elle, ne saurait être acceptée sans preuve. Ce que chacun répète en écho ou passe sous silence comme vrai aujourd'hui, peut demain se révéler mensonge, simple fumée de l'opinion, que d'aucuns avaient prise pour le nuage appelé à répandre sur les champs une pluie fertilisante. Ce que les vieilles gens disent que vous ne pouvez faire, vous vous apercevez, en l'essayant, que vous le pouvez fort bien. Aux vieilles gens les vieux gestes, aux nouveaux venus les gestes nouveaux. Les vieilles gens ne savaient peut-être pas suffisamment, jadis, aller chercher du combustible pour faire marcher le feu ; les nouveaux venus mettent un peu de bois sec sous un pot, et les voilà emportés autour du globe avec la vitesse des oiseaux, de façon à tuer les vieilles gens, comme on dit. »


Quiconque voudrait essayer de vivre sans aucune source de revenu se rendrait en même temps indépendant de ce mimétisme qui veut nous faire croire qu'un homme ne peut pas se suffire à lui-même. Mais ce n'est pas encore le plus outrageant. En refusant de se mettre à contribution de la communauté par le travail, l'individu autosuffisant menace les constitutions mêmes de la société et rejette ce que Rousseau appelle le « contrat social ». Cette attitude éminemment égoïste stipule que le don de son âme et de son temps ne vaut pas la considération de la communauté, qui n'est qu'un résidu mal organisé de préjugés, d'illusions et de craintes. On ne gagne rien à se donner pour cet amas de poules picoreuses alors que la vie attend, à proximité, recouverte par les bois étranges.


Dans le dénuement ascétique qu'il recherche, Henry David Thoreau se dépouille de tous les costumes trop lourds nécessaires à la vie en société. Il faut être fou pour piétiner ces vestiges de l'humanité –il faut être fou ou il faut avoir été profondément déçu par ses récompenses puériles. La démarche est celle d'un mystique qui fonctionne à l'énergie de l'espoir, habitant des lieux physiques ou spirituels qui continuent à creuser en lui le manque jusqu'à ce qu'il trouve le lieu de son bien-être absolu. Pour cela, il faut se détacher de la vie profane qui se traîne sur les routes pouilleuses de la civilisation. Qu'est-ce que la culture, sinon un sucre lancé en pitance à un pauvre chien affamé pour satisfaire provisoirement son besoin de vivre ? Quelques hommes ont peut-être su mener une existence à la hauteur de ce qu'ils méritaient, et ceux-ci ont transmis leur expérience authentique aux générations suivantes par le biais de leurs écrits, mais l'erreur consiste à nous faire croire que nous pouvons nous contenter de l'expérience abstraite de ces récits. Il nous faudrait plutôt les vivre à nouveau ! et les transcender ensuite, en leur conférant le grain de sel supplémentaire de notre âme. le rejet de la facticité engendrée par la vie en société nécessite peut-être de connaître une solitude accrue mais elle permet de saisir pratiquement le sentiment cosmique de son appartenance à l'univers. La vie peut alors et seulement exploser.


« Ce qu'il me fallait, c'était vivre abondamment, sucer toute la moelle de la vie, vivre assez résolument, assez en Spartiate, pour mettre en déroute tout ce qui n'était pas la vie, couper un large andain et tondre ras, acculer la vie dans un coin, la réduire à sa plus simple expression, et, si elle se découvrait mesquine, eh bien, alors ! en tirer l'entière, authentique mesquinerie, puis divulguer sa mesquinerie au monde ; ou si elle était sublime, le savoir par expérience, et pouvoir en rendre un compte fidèle dans ma suivante excursion. »


Lorsqu'il avait fini de vaquer à ses quelques occupations quotidiennes –ramasser des haricots, se promener, parfois pêcher ou recevoir un ami-, Henry David Thoreau se plongeait dans des états de contemplation proches de la méditation. Riche de connaître l'interconnexion des choses, il peut observer toute chose dans l'immédiat et dans l'absolu et retrouver ici ce qui existe là-bas. Une vie devient la vie et si les autres savaient, ils n'auraient pas besoin de vivre avec leurs illusions de progrès, de luxe ou d'abondance.


« Je regardai par la fenêtre, et voyez ! où hier c'était la glace froide et grise, là s'étendait l'étang transparent, déjà calme et rempli d'espoir comme en un soir d'été, reflétant d'un soir d'été le ciel en son sein, quoiqu'il n'en fût pas de visible là-haut, comme s'il était d'intelligence avec quelque horizon lointain. J'entendis tout là-bas un merle, le premier que j'eusse entendu depuis des milliers d'années, me sembla-t-il, et dont je n'oublierai l'accent d'ici d'autres milliers d'années, — le même chant suave et puissant qu'au temps jadis. »


Henry David Thoreau a vécu deux ans, deux mois et deux jours dans les bois qui entourent Walden. Il semble n'avoir pas eu besoin de défaire son prototype de wigwam européen pour s'installer ailleurs dans les bois. L'expérience de contemplation semble lui avoir finalement permis de comprendre que le nomadisme est un mouvement similaire à celui qui happe ses contemporains en quête de progrès, et que l'homme spirituellement accompli ne trouve plus le besoin intrinsèque de se confronter à ce qui semble être l'étranger. Il peut éventuellement vouloir se déplacer, voir d'autres contrées, rencontrer d'autres personnes, mais s'il a vraiment compris le sens de l'unité, il ne le fera pas en réponse à un pressant besoin intérieur mais comme manière poétique d'éprouver l'harmonie du monde. Mais ceci, Henry David Thoreau le savait, tout le monde n'est pas prêt à vouloir le comprendre. Il faut alors retourner auprès de l'humanité et accomplir ce retour transcendé que le Zarathoustra de Nietzsche effectue lui aussi : "Ainsi parlait Zarathoustra et il quitta sa caverne, ardent et fort comme le soleil du matin qui surgit des sombres montagnes. »
Lien : http://colimasson.blogspot.f..
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