Nous fonçons droit dans le mur, nous le savons, nous le voyons. Mais, dans le bus fou, chacun poursuit son voyage, imperturbable, et n'en continue pas moins de lire, de roupiller, de bavarder ou de regarder par la fenêtre, comme si de rien n'était. On n'essaie même pas d'alerter, de menacer ou de supplier le chauffeur pour qu'il change la trajectoire… Telle est, à peu près, l'histoire de la Grande Implosion de
Pierre Thuillier, sous-titré Rapport sur l'effondrement de l'Occident, 1999-2002.
Quand j'ai lu ce livre la première fois, lors de sa sortie en poche en 1996, tout en reconnaissant la pertinence du diagnostic et des analyses, j'ai voulu y voir l'exagération et la dramatisation propres à ce genre littéraire de la contre-utopie et, comme dans le
1984 de
George Orwell, la proximité de l'échéance (choisie pour produire un choc mais aujourd'hui largement dépassée) contribuait à l'interprétation symbolique, épique et apocalyptique du récit. Et puis, dans le contexte de l'an 2000, foisonnant de peurs, de superstitions et de visions prophétiques de toutes sortes, ce récit semblait consoner un peu trop avec les prédictions récurrentes des Témoins de Jéhovah ou les délires millénaristes de circonstance. Bref, j'ai été tenté à l'époque de relativiser le pessimisme et l'acrimonie de
Pierre Thuillier… lequel est mort d'ailleurs deux ans plus tard, avant donc la date fatidique ! Mais vingt ans ont passé, les choses se sont sérieusement aggravées, nul ne peut plus ignorer aujourd'hui que le bateau prend eau de toutes parts, que le naufrage est imminent… et pourtant tout continue comme avant, ou presque ! On parle depuis peu de « collapsologie » (pour éviter sans doute les jérémiades sur la fin du monde), on essaie de mobiliser l'opinion sur la crise climatique et les catastrophes prévisibles, certains se préparent à « survivre »… mais fondamentalement rien ne change, une logique fatale semble entraîner inéluctablement le monde à sa perte. C'est pourquoi j'ai eu envie de relire
Pierre Thuillier, philosophe et sociologue, historien des idées autant que des sciences et techniques.
Non pas pour ajouter sa voix à celles de tous les précurseurs et lanceurs d'alertes qu'il évoque ou convoque lui-même au fil de ses 450 pages ou de ceux qui continuent de s'époumoner en vain (Latour, Morin, Chomsky, Jouzel, Larrouturou, etc.). Non : tous les signaux d'alarme ont été tirés et ils finissent quand même, à la longue, par être entendus et par faire peur ; mais la peur ne suffit pas, elle peut affoler, aveugler, anesthésier et paralyser, au moins autant que mobiliser. Surtout quand nous sommes tous solidairement responsables et coupables autant que chacun victime incertaine. En fait, nous avons beau nous savoir condamnés, nous n'y croyons pas vraiment et nous sommes donc incapables de rompre le cours fatal des choses et des habitudes. C'est tout le mérite du livre de
Pierre Thuillier d'expliquer ce paradoxe. Il y parvient en montrant que la crise économique et financière, les inégalités scandaleuses, le dérèglement climatique, l'épuisement des ressources, la disparition des espèces vivantes, le déclin ou la corruption des institutions et des valeurs, les gangrènes individualiste et populistes, le retour en force des obscurantismes, des intégrismes et des tribalismes, la destruction de la nature et la dégradation des sociétés… ne sont pas des phénomènes indépendants ni contingents, qu'on pourrait résoudre ou résorber avec des mesures ad hoc, mais des éléments d'une logique systémique qui, sous couvert de progrès, a fait main basse sur le monde moderne et programmé le devenir (catastrophique) de notre humanité. Derrière cette évolution, l'auteur montre à la manoeuvre, dans une tragique inconscience (au double sens du mot) les génies ou
les démons de la civilisation occidentale, devenue de force et de gré culture universelle et couvrant aujourd'hui la planète entière. Si nul n'en réchappe et succombe à cette fatalité autant qu'il y participe, c'est que nous avons été façonnés depuis des siècles par cette culture et que, l'habitude devenant une seconde nature, nous pensons, sentons, vivons et voulons conformément aux orientations prises, en cédant à une pesanteur qui produit sa propre accélération.
La Grande Implosion a donc eu lieu autour de l'an 2000. Dans des circonstances qui ne sont nulle part précisées, puisqu'au milieu des menaces actuelles on les imagine fort bien. Mais le récit se situe quatre-vingts ans plus tard quand, au sein de la population rescapée qui n'a pu survivre qu'en prenant le contrepied de l'humanité précédente, une équipe de chercheurs (sous la houlette du professeur Dupin, alter ego de l'auteur) remet son rapport sur les causes historiques, culturelles et spirituelles qui ont conduit à cet événement catastrophique et aussi donc (re-)fondateur. Rapport abondamment documenté et dûment étayé de citations, comme autant de pièces à conviction pour confondre les coupables (
Descartes,
Saint-Simon, Condorcet, Berthelot, Monod, etc.) et témoigner des avertissements et mises en garde (Valéry, Sorel, Wiener, Tocqueville,
Dostoïevski, etc. ) qui n'avaient pas manqué d'être opposés à leurs entreprises. L'essentiel du livre, composé de « réflexions préliminaires » (sur les symptômes les plus criants et sur les signes avant-coureurs de l'effondrement)) suivies de cinq chapitres sur les différentes facettes du type d'humanité occidental, est constitué de ce rapport.
• HOMO URBANUS : et comme le mot « civilisé » renvoie étymologiquement à la cité, à la ville (par opposition au « sauvage » des forêts et des champs), il faut d'abord rappeler que l'Occident moderne est né dans les villes, à la fin du Moyen-Âge, sous les traits du « bourgeois » (l'homme des bourgs) qui incarne à la fois l'exclusion de la nature, les moeurs « urbaines » et « policées », la « citoyenneté politique », la circulation des marchandises et de l'argent.
• HOMO ECONOMICUS : né du négoce, l'Occidental-type valorise le travail et l'argent, et il vise plus encore à « faire travailler l'argent ». Son point de vue sur le monde est essentiellement économique, obsédé par la « gestion », le « profit », le « rendement », la « rentabilité », la « rationalisation », l'« utilité ».
• HOMO CORRUPTUS : l'esprit mercantile et le culte de l'argent entraînent inévitablement la corruption des hommes, des moeurs et des institutions à tous les niveaux, puisque, par principe, « tout s'achète et tout se vend ». Même condamnable et condamnée, elle apparaît comme un phénomène « normal » (au sens où il découle des normes occidentales).
• HOMO TECHNICUS : l'esprit d'entreprise et le culte du travail conduisent à préférer l'artefact à la nature, à forger une mentalité d'« ingénieur » et à encourager toutes les « inventions » et « innovations ». Idolâtrant les machines, l'Occidental impose dans tous les domaines une vision « mécaniste » des choses, au point de tout ramener (le monde, la vie, les animaux, l'homme lui-même et ses sociétés) à des mécanismes purement matériels.
• HOMO SCIENTIFICUS : la force et les succès de la technique dans la maîtrise du monde lui viennent de son alliance avec la science moderne. Alliance qui n'a rien de fortuit, mais originelle et naturelle au contraire, puisque notre savoir objectif et expérimental (aux antipodes de la science contemplative des Anciens et des Orientaux) a été conçu d'emblée comme un pouvoir, en liaison avec le complexe militaro-industriel. On est loin de la science neutre, pure, désintéressée dont l'image sulpicienne nourrit le culte. Car l'Occidental idolâtre la science (devenue quasiment la seule religion) au même titre que la « rationalité », au point d'attendre même de la « technoscience » la solution à tous les problèmes qu'elle a pourtant largement contribué à créer !
Précipité donc de plus en plus, par l'engrenage du système et par la logique des mentalités, vers l'urbanisation, la marchandisation, la financiarisation à outrance et vers une conception (au double sens du mot) à la fois amorale et technocratique du monde, sous la caution des experts scientifiques, la planète occidentalisée glisse sur le toboggan de ce qu'on ose encore appeler «
Le Progrès »… jusqu'au clash annoncé : conséquence prévisible de « la faillite culturelle de l'Occident » !
Corrosif et démonstratif, le rapport de
Pierre Thuillier est indispensable à qui veut affronter l'inéluctable en gardant les yeux ouverts. Implacable et sans illusions sur nos chances de salut… À moins que (comme le dit
Edgar Morin, pour laisser encore sa chance à l'optimisme volontaire), on ne parie sur l'« improbable », qui vient parfois miraculeusement sauver les situations les plus désespérées.