"Wanted, wanted : Dolores Haze.
Hair : brown. Lips : scarlet.
Age : five thousand three hundred days.
Profession : none, or "starlet."
(V. Nabokov, "Lolita")
Règle n.1 pour apprécier "Journal de L." : quoi qu'il arrive, n'essayez pas de le comparer avec le roman de Nabokov !
Durant ma lecture, je n'ai pas pu m'en empêcher, j'ai perdu à ce jeu de doubles, je me suis perdue, et je suis désolée. Désolée parce que n'ai pas pu l'apprécier comme j'aurais voulu, désolée pour ce livre assez bien écrit qui se lit d'une traite et qui va sans doute enchanter plus d'un lecteur, désolée pour tous ces enfants abusés qui parcourent le monde sans pouvoir se livrer comme cette Dolores, qui est le cri du coeur de l'auteur. Son journal est une confession glaçante et crue, mais malheureusement, ce "jeu de miroirs" est aussi un jeu de dupes, et j'ai désespérément perdu l'image de la Lolita originelle qu'elle était censée être. C'est quelque chose que je ne peux pas pardonner.
J'ai lu quelque part qu'un lecteur idéal de Nabokov ne pourrait être qu'un autre Nabokov, ce qui explique les réactions virulentes à la sortie de "Lolita". Ah, ce thème sulfureux de la pédophilie ! Les lecteurs en quête de détails croustillants vont se jeter dessus (pour en ressortir déçus), les ménagères américaines vont s'évanouir dans leur apple pie à la moindre évocation de Humbert Humbert, mais certains y verront, fort heureusement, autre chose.
"J'ai l'impression de succomber trop facilement au charme des jeux", dit Humbert en regardant Lo jouer au tennis. Et l'auteur, Nabokov, a succombé de la même façon au charme du jeu avec une langue qui n'était pas la sienne. L'éducation et le cynisme de la vieille Europe incarnés par Humbert qui s'emparent de l'innocente (vraiment ?) Amérique de la pop-culture incarnée par Lolita dans un ballet verbal composé par un virtuose des mots, plein de pirouettes amusantes et cabrioles métaphoriques.
Cette dimension supplémentaire manque forcément dans "Journal de L.", ce qui fait que le livre de C. Tison devrait plaire à tout lecteur en quête d'une histoire remplie d'émotions, mais cela s'arrête là.
"Lolita" est une histoire d'obsession, de passion fatale, qui, sans être mesurée par les mètres de la moralité, se dirige vers l'accomplissement du Destin, comme une tragédie antique. McFatum à l'oeuvre, dirait Humbert...
A côté, la confession de Dolores de Tison paraît tristement conventionnelle, sachant que le lecteur attentionné de Nabokov a du mal à passer sur le fait que dans le roman original c'est Lolita qui séduit Humbert. Certes, ce n'est que par jeu, mais quand elle réalise que H. désire bien plus que le boutonneux Charlie de la Colo Q, il est déjà trop tard pour tous les deux...
Voilà ce qui m'a gênée aussi dans "Journal de L.". Ce manque d'ambiguïté. Un ravisseur et sa victime, simplicité même ! Qui est le chasseur, et qui est la proie, chez Nabokov ? Nous avons deux "chasseurs enchantés", et on ne peut qu'aimer et détester les deux à la fois. On a de la peine pour cette Lo effrontée et vache qui pleure la nuit, et pour ce Humbert obsédé et jaloux qui pardonne tout, et qui vit dans la terreur que toutes les nymphettes grandiront un jour. Cercle vicieux, ballet mortel, pour ces deux marginaux de la société bien pensante. Toujours sur la route, car ils n'ont "absolument nulle part où aller", l'un comme l'autre. Ici, c'est bien plus simple : la seule à plaindre, c'est Dolores.
Parfois je retrouvais vaguement cette "vraie" Lolita et la lecture s'est mise à couler de source, mais je la perdais aussitôt : ces métaphores poétiques un peu enfantines ? Lo détestait le romantisme dégoulinant ! Ces discours délibérément provocants ? Elle n'en avait pas besoin ! Cet amour pour les "classiques" ? Tous les livres de "Ball Zak" offerts par Humbert qu'elle n'a jamais ouverts, en rêvant au dessus de ses comics et ses illustrés... quel gâchis ! Mais voilà que je me "humbertise"...
J'étais curieuse de passages que l'on ne trouve pas chez Nabokov, mais ils ne rajoutent pas grand-chose de plus que d'autres malheurs, et cette démystification ne fait que dénaturer encore plus la Lolita d'origine.
Et la fin ? C'est presque un happy-end. Dolores a enfin trouvé sa place, et nous sommes soulagés. Ce n'est pas exactement ce à quoi elle a rêvé, mais elle a réussi à se reconstruire, comme on dit. On se fiche éperdument de ce qui va arriver au méchant Humbert, qui est mis dans le même sac que le méchant Clare Quilty.
Ah, diabolique Nabokov, qu'aurais-tu pensé de ça ? Cette séparation tiède n'a absolument rien à voir avec le moment insoutenable dans la courette sale des Schiller, où Hum et la véritable Lo se font leurs derniers adieux, tous les deux condamnés par le Destin. Lo, sans qu'elle le sache, et Humbert délibérément, parce qu'il n'a plus rien à perdre, seulement une vengeance à accomplir... "and the rest is rust and stardust".
Donc, si vous cherchez un livre sympa pour la rentrée, n'hésitez pas ! Mais si vous êtes des inconditionnels de Nabokov, passez votre chemin, ou lisez "Journal de L." comme une petite curiosité; fiction contre fiction. Ne faites pas la même erreur que moi, car la règle n.2 pour apprécier le journal de Dolores est la même que la règle n. 1.
Un grand merci à la masse critique, et aux éditions Goutte d'Or.
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La « Lolita » de Nabokov, c'est un souvenir de lecture troublante et sulfureuse, à une époque où je pouvais encore considérer les quadras comme des curiosités du monde animal. Autant dire que c'était il y a longtemps. Aujourd'hui, ce seraient plutôt les ados que je peux considérer comme des curiosités. Ça tombe bien, « Le journal de L. » est celui de Dolorès Haze, la Lolita de Nabokov, imaginé par l'auteur.
Et il n'a rien de drôle, la charge du journal de la préadolescente concerne le viol et la pédophilie. La Lolita d'Humbert Humbert n'est plus, voici Dolorès. Avec sûrement en toile de fond le propre vécu de l'auteur.
A peine présentée, à peine enlevée par Humbert Humbert son beau-père (appelé Hum, comme un doute persistant), à peine séquestrée dans ce road-trip aux fausses allures de liberté, la jeune Dolorès se soumet, complice de la course-poursuite d'Hum après sa propre folie. Une Dolorès incapable par exemple d'alerter les policiers qui les arrêteront, « Comment expliquer tout ça en une fraction de seconde, en deux mots, sans m'embrouiller ? Il ne m'aurait pas crue. Parce que c'est incroyable. » Le processus psychologique de la victime complice est en route, on erre aux États-Unis mais on pense déjà à Stockholm et son syndrome. Dolorès rit des blagues de son ravisseur, Dolorès s'amuse aussi à conduire à gauche pour vérifier qu'elle existe, Dolorès joue à être Lolita et le sait. Mais Dolorès se demande pourquoi les autres trouvent tout ce manège normal, alors qu'elle rêve en secret de sa maman, qu'elle veut s'évader de nouveau dans son monde de poupées.
La psyché de la victime est ainsi révélée dans sa dualité consciente et dans son évolution le long des cinq parties, passant de la peur au défi ou à la manipulation, tentant la fugue sans être capable de se débarrasser de l'indicible, nouant une vie sociale à côté d'elle-même et donc des autres, ou une vie amoureuse cahotante.
Le récit d'origine peignait des personnages hors normes : le Humbert Humbert de Nabokov à la dérive hallucinée n'était pas un narrateur comme tout-le-monde, la Lolita provocante qu'il dessinait n'était pas une adolescente commune. Le journal de L. va à l'encontre des confessions de son beau-père, il devient le journal d'une enfance violée comme les autres, ou presque. Fini le romanesque diabolique et flamboyant du récit de Nabokov, les intentions ne sont plus les mêmes. En démystifiant Lolita et Humbert Humbert, Christophe Tison montre le viol et ses conséquences en trouvant la voix de sa victime. Et en cela le livre me semble réussi, d'autant que la Lolita qu'il figure m'a beaucoup touché. Mais il ne m'a pas paru transcendant pour autant, enlevez la célébrité de Lolita sur laquelle il s'appuie, et il devient presque banal.
Merci aux Éditions Goutte d'Or et masse critique pour cette lecture intéressante.
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La Lolita qui a défrayé la chronique dans la célèbre œuvre de Vladimir Nabokov paru en 1955 fait son come-back dans un livre-confession où l'adolescente se livre sans filtre. Le romancier signe un texte fort, aux mots crus et d'une rare sincérité.
Lire la critique sur le site : Actualitte
La nuit tombe, le ciel est orange de plus en plus foncé et, dans le bleu profond qui flotte encore au-dessus des montagnes du côté du désert, une minuscule étoile cligne comme un diamant. Je ne peux pas la toucher mais je peux sentir sa solitude.
p65
p.263-4.
Je ne crois plus en Dieu, c'est fini. Nous sommes des atomes, de la poussière. De la poussière qui pense, qui souffre et qui jouit. On appelle ça des animaux. Un jour nous mourrons, notre corps se décomposera et il ne restera rien de nous, comme si nous n'avions jamais existé. Oui, c'est ce que je crois désormais. Et ça me soulage. L'éternité me pesait, le regard de Dieu.
Voilà ce que j'ai pensé aujourd'hui. Ça m'est venu soudain, dans la chapelle, en regardant un Christ en bois. J'ai songé : il est en bois. Tout est en bois, ou en pierre, en os, en terre... Ça m'est apparu clairement, d'un coup : le Christ est en bois ! Des atomes reliés les uns aux autres, cloués sur une croix qui se fendille déjà et tombera bientôt en poussière. Dans cent mille ans, des gens se pencheront peut-être sur les résidus de cette croix, si l'argile la conserve, et ne sauront quoi en penser. Ils ne sauront pas que j'étais à genoux devant ce morceau de bois. Ne sauront rien de moi. Plus probablement, le vent aura tout emporté. Nous serons terre, rochers, rivière, sable et fumée.
C'est aussi comme ça que j'ai pensé à Hum et Clare. À leurs méfaits, de leur égoïsme et de leur méchanceté.
Si seulement certains humains pouvaient être punis après leur mort. Mais je ne le crois plus. Il faut les punir ici-bas, sinon jamais.
Je trouverai un moyen. Ils payeront un jour.
La seule supériorité que j'ai sur tout le monde, sur Hum et tous ces gens qui nous regardent passer et ne disent rien, c'est que je sais que je joue un rôle.
p46
Je laisse tomber.
L'amour fait chier,
C'est une maladie.
D'ailleurs, d'ailleurs,
Des gens en meurent.
p146
p.77-8.
En rentrant par Anchorage Street, il y avait un de ces gosses qui marchait sur le bord du trottoir en faisant des grands pas pour éviter les rainures entre les dalles, comme font les enfants. Il chantait : « Si un cœur attrape un cœur qui vient à travers les seigles... » Jusqu'à ce que sa mère ou sa nourrice se retourne pour le tirer salement par l'épaule de son petit costume en criant : « Holden ! Ça suffit, arrêt de lambiner ! » Il en a perdu sa casquette et elle l'a aussi disputé à cause de ça.
Il ne faisait que chanter et moi, ça me faisait du bien de l'entendre et ça faisait du bien à l'univers entier. J'aurais voulu la tuer, puis lui dire que dans la vie, on a le droit de lambiner. Si on ne le fait pas à cet âge-là, on le fait quand ? Après, tout s'accélère je suppose, on a des tas de choses absurdes. Vite se lever, se laver, s'habiller, vite prendre le train, travailler, déjeuner, travailler encore, et puis vite rentrer, faire les courses, le dîner, manger, se coucher et vite ça recommence. Plus le temps de rien, plus le temps de chanter en évitant les rainures entre les dalles d'un trottoir.
Christophe Tison vous présente son ouvrage "Journal de L. : 1947-1952" aux éditions Goutte-d'Or. Rentrée littéraire Septembre 2019.
Retrouvez le livre : https://www.mollat.com/livres/2339346/christophe-tison-journal-de-l-1947-1952
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