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Commençons par un aveu de faiblesse : je ne me sens ni le courage ni les compétences pour tenter ici une étude des thèses de Tocqueville sur les principes et le fonctionnement du régime démocratique. D'autres l'ont fait ou le feront, infiniment plus qualifiés que moi, à commencer par François Furet dont la longue préface ouvre ce tome premier (dans l'édition Garnier-Flammarion, celle que j'ai lue). En fait d'analyse, je me contenterai donc de ceci : que l'on puisse élaborer une pensée aussi complexe, érudite, argumentée et cohérente à même pas trente ans, voilà qui m'en bouche un coin, et pas qu'un peu.
Une fois que je me suis lâchement libéré de ce poids, je voudrais juste dire la profonde admiration que j'ai conçue pour Tocqueville au cours de ma lecture. J'en avais lu des extraits, ici ou là, et je le tenais pour quelqu'un d'éminemment estimable, certes, mais je ne m'attendais pas à une telle découverte.
Si les États-Unis constituent bien l'objet de son livre, ce n'est qu'en tant que laboratoire d'expérience, à savoir le cas d'un tout jeune État s'essayant à un tout nouveau type de régime politique (rappelons que le livre est paru en 1835). Et ce qui intéresse Tocqueville, c'est bien sûr l'expérience de la démocratie plus que le laboratoire états-unien. Tout au long de sa démonstration, il ne cesse ainsi d'élargir le cadre de son propos afin de le confronter avec la longue histoire des nations européennes. La portée du discours est de fait bien plus vaste et ambitieuse que ce que laisserait supposer son titre, ce qui en fait sans doute l'un des premiers ouvrages de philosophie politique moderne, en même temps qu'un sommet difficilement surpassable, et tout cela dans une langue qui est une merveille d'équilibre et de clarté.
Issu d'une famille d'aristocrates ayant tout perdu ou presque avec la Révolution Française, Tocqueville aurait pu être animé d'une rancoeur assez compréhensible contre l'idée même de démocratie. Il l'envisage pourtant dans ses tenants et ses aboutissants sans une once de parti pris et en invitant le lecteur à abandonner tout préjugé. Son livre trahit une droiture et une honnêteté intellectuelle qui forcent le respect. Il expose sa pensée sans jamais rien imposer, avec de grands égards pour son lecteur, et on ne trouve sous sa plume aucune trace de ce terrorisme intellectuel qui veut asséner plutôt que convaincre. Rien ne sert de regretter les anciens temps, nous dit-il, car il est illusoire de se refuser au monde qui vient. Pour autant, et c'est le sens de toute sa réflexion, la compréhension de l'Histoire doit amener l'homme éclairé à agir avec discernement sur son présent, car ce monde qui vient, précisément, est chargé d'innombrables menaces. Je ne sais pas si on peut affirmer que Tocqueville a eu par exemple la prescience du totalitarisme, ainsi que je l'ai lu ici ou là (il faudra que je lise le 2e tome pour me faire une idée là-dessus), mais il est en revanche convaincu que le pouvoir donné à la majorité s'accompagne consubstantiellement d'un risque de dérive vers l'oppression et la tyrannie. Son argumentation, bien antérieure aux sentiers battus de la pensée actuelle, fournit une matière passionnante pour des interrogations d'aujourd'hui. De fait,Tocqueville esquisse en 1835 des évolutions qui marqueront la suite du XIXème siècle et le XXème. C'est cette incroyable modernité que j'ai espéré faire ressortir à travers les quelques citations relevées au fil de ma lecture.
Naturellement, on ne peut pas avoir raison sur tout, ni tout anticiper de l'histoire future. Il y a des aspects de son ouvrage pour lesquels Tocqueville a été démenti (ainsi lorsqu'il doute de la viabilité du principe fédéral aux Etats-Unis). En outre, pour prendre un autre exemple, s'il envisage avec une parfaite lucidité les facteurs qui mènent à la guerre de Sécession, à la fin de l'esclavage et néanmoins à la persistance de la ségrégation raciale, il ne peut encore s'affranchir de toutes les représentations mentales dans lesquelles il baigne. Ainsi, le chapitre « Quelques considérations sur l'état actuel et l'avenir probable des trois races qui habitent le territoire des Etats-Unis » doit quand même être lu avec les précautions d'usage pour un texte aussi ancien. Mais au-delà des formules ou des idées qui trahissent leur âge, je crois qu'il vaut mieux en retenir l'effort acharné d'un homme pour dépasser les opinions toutes faites de son temps. Qui pouvait en dire autant à l'époque, et qui le pourrait aujourd'hui ?
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Cette première partie de de la Démocratie en Amérique n'est pas la plus intéressante. Au lieu de s'intéresser aux lois qui régissent un fonctionnement démocratique, de façon générale, il s'intéresse plutôt au cas spécial de la démocratie en Amérique, multipliant les hypothèses douteuses, et attribuant tout ce qui l'a vu dans son voyage en Amérique au fait démocratique. Une lecture pas inintéressante, mais la seconde partie, théorie générale du fonctionnement de la démocratie est bien plus intéressante.
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C'est à la fois un carnet de voyages et un essai brillant qui pose tous les enjeux du débat sur le régime politique, les institutions, la civilisation... Un plaisir de lecture intense. Comble du bonheur posthume, Tocqueville a trouvé en la personne de BHL (American Vertigo) un disciple à la hauteur de son génie (non non, je plaisante là...)
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En 1835, quand est publié ce livre, la France se cherche encore des institutions. Il y a moins de 50 ans, la Révolution a aboli la Monarchie Absolue (le père de Tocqueville a connu cette période troublée). Et puis, il y a eu ensuite Bonaparte et le Premier Empire, suivi de la Restauration et enfin la Monarchie de Juillet. Beaucoup de choses se passeront encore : Deuxième République, Second Empire, Troisième République, Vichy et la France Libre, la Quatrième et enfin la Cinquième République ! Et aujourd'hui, certains cherchent une Sixième République... L'aventure n'est pas finie, donc.

Tocqueville part aux États-Unis, mandaté par l'état français, pur étudier le système pénitentiaire. Mais ce voyage sera pour lui une occasion fantastique d'étudier un sujet beaucoup plus cher à son coeur : la démocratie. Et c'est par l'étude de la société américaine que Tocqueville cherche des réponses à ses questions. La liberté, l'égalité, et la démocratie, comment s'articulent ces valeurs ? Sont-elles compatibles avec la vie d'un peuple ? Sont-elles même compatibles entre elles ? Il s'agit de bénéficier de l'expérience de cette démocratie, vieille de près de 60 ans, autant dire une éternité pour un tel régime, en ce milieu de XIXème siècle !

L'objet de la première partie de ce premier tome est de décortiquer les institutions américaines : la division du territoire (les communes, les comtés, les états et l'Union), la séparation des pouvoirs, les constitutions des états et de l'Union, etc. La seconde partie est une étude de la société américaine, Tocqueville cherchant à comprendre pourquoi les institutions des États-Unis se maintiennent et favorisent même l'essor de la société : la religion, la morale, l'éducation, l'esprit de liberté et d'entreprise... le livre s'achève sur un chapitre brillant et une conclusion éblouissante, présentant les perspectives d'avenir du pays, en abordant notamment le traitement fait aux peuples indiens et aux noirs réduits en esclavage, ainsi que la rivalité avec l'empire russe.

Ce texte est tout simplement remarquable : Tocqueville a une vision terriblement lucide de ce qu'est la démocratie moderne. Il nous apprend ici que si ce mode de gouvernement souffre quelques défauts, il est encore le meilleur qu'on ait inventé. On trouve de plus dans cette lecture une formidable étude de la société américaine du XIXème siècle et nous aide ainsi à comprendre ce pays aujourd'hui.
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L'un des plus grand visionnaire que la France ait engendré, le plus méconnu aussi.
Une réflexion sur la démocratie faite au 19ème siècle qui prend tout son sens au 21ème.
Si on veut comprendre notre monde, nos démocratie il faut lire Alexis de Tocqueville !!!!
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De la démocratie en Amérique comporte deux tomes. le premier est centré sur l'Amérique du XIXème siècle et ses institutions, comparativement à celles de la France à la même époque. le deuxième explore davantage les principes de la démocratie, notamment l'égalité de tous et ce qui en découle.

J'ai adoré cette analyse claire et visionnaire de la démocratie, d'une actualité toujours aussi brûlante, et parsemée de traits d'humour. le style de Tocqueville est limpide, fluide et précis. de nombreux exemples ponctuent ses démonstrations : c'est de la philosophie oui, mais de la philosophie intelligente et pragmatique.

Saviez-vous que l'on se suicidait beaucoup moins avant la Révolution ? Chacun savait dès sa naissance ce à quoi il pouvait aspirer, et n'entretenait donc pas de désir irréalisable. D'où une relative absence de manque et de frustration, et des désirs modestes mais plus souvent satisfaits : « Dans les temps démocratiques les jouissances sont plus vives que dans les siècles d'aristocratie, et surtout, le nombre de ceux qui les goûtent est infiniment plus grand, mais, d'une autre part, il faut reconnaître que les espérances et les désirs y sont plus souvent déçus, les âmes plus émues et plus inquiètes, et les soucis plus cuisants. »

Inscrire dans la loi une égalité qui n'existe pas dans la nature, et qui relève encore pour la majorité d'un état de droit plutôt que d'un état de fait, une telle opération n'est pas sans conséquences. L'Ancien Régime, à défaut d'égalité, créait un lien social : la hiérarchie rendait toutes les classes interdépendantes, tandis qu'aujourd'hui les rapports avec l'ensemble de la société sont facultatifs, et plus réduits. Les familles sont donc plus soudées, mais les groupes s'éloignent les uns des autres : « L'aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan jusqu'au roi ; la démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part. »

C'est cette égalité universelle inédite qui a poussé les hommes à se tourner davantage vers l'avenir plutôt que le passé : rupture des traditions, intrépidité accrue en science comme en littérature : est-ce un hasard si la science-fiction n'est née qu'au XIXème siècle, et si ce siècle a aussi été celui des révolutions industrielles ?

Toqueville conclut son premier livre en prédisant avec plus de cent ans d'avance la Guerre Froide, combat entre deux modèles, dont « l'un a pour principal moyen d'action la liberté ; l'autre, la servitude. […] Néanmoins, chacun d'eux semble appelé […] à tenir un jour dans ses mains les destinées de la moitié du monde. »

Plus d'un siècle avant les premiers totalitarismes, il prédit les dérives d'un système politique qui, pour atteindre l'égalité de tous, passera ou bien par la soumission de tous, ou bien par la liberté de chacun, et la dissolution de la société. Des droits pour tous, ou des droits pour personne, et une forme de société qui, de fil en aiguille, noiera l'individualisme dans l'uniformité, et tuera le désir à force de le satisfaire.

Pauline Deysson - La Bibliothèque
Lien : http://www.paulinedeysson.co..
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Il n'existe plus véritablement d'étude politique, historique ou sociologique en quelque sens noble et impartial ; il n'existe que des thèses contemporaines. Même chez nos intellectuels les plus rigoureux, on devine toujours un parti-pris, une humeur, quelque volonté de paraître, toutes formes de préjugés antérieurs à l'analyse – c'est étonnamment devenu le même problème dans les sciences « dures » avec des articles de médecine désormais produits sur commande et servant en premier lieu des carrières (en certaines facultés, les professeurs sont tenus, sous peine de licenciement, de faire éditer leurs textes, et même tel nombre par semestre). Aussi, c'est laid, peu lisible, d'une objectivité fardée de faux style, souvent d'une certaine ampoule de jargon et de circonlocutions, avec références innombrables en annexe et grands renforts d'honorabilités notoires citées jusqu'à l'asphyxie pour se donner une respectabilité et l'illusion d'une sapience parce qu'on a beaucoup lu (personnellement, chaque fois que je lis dans ces listes des références comme Sartre, Deleuze ou Derrida, j'invalide la pertinence même de celui qui les cite) : c'est souvent faux et c'est à peine si la vérité y a de l'importance ; on aspire surtout à faire un travail, même si ce travail n'apporte aucun progrès. On ne distingue plus de véritable et profond examen d'une question ; on rencontre des volontés de preuves qui dissimule des preuves contraires. Il est dramatique, pour ce que l'humanité avait jusqu'à alors cru de la loi irrépressible du progrès et de l'évolution naturelle, que notre époque ne soit plus apte à former une seule intelligence autonome et dépassionnée qui ne quêterait pas tout d'abord une théorie populaire ou paradoxale. le siècle de la vérité de l'individu est terminé. Notre temps exige des analyses utiles, rentables, aux conclusions préliminaires, des travaux pour le profit ou pour l'adhésion seuls. Il faut valider formellement un diplôme ou bien complaire à des confrères ou à des foules, notamment. On ne sait personne qui se livre à des efforts en-dehors de pareils profits. C'est au point que quelqu'un qui écrit aujourd'hui éveille le soupçon : dans quel but oeuvre-t-il ? au nom de qui ? qui sert-il ? quel parti ? S'il est autodidacte, c'est louche, on ne peut y croire : c'est quelqu'un qui travaille au moins par désir de gloire sans l'avouer et qui est prêt à mentir comme les autres. C'est pourquoi on préfère souvent l'amateur. Fouché inspire plus confiance que Delfraissy. Quand on désire du vrai, on ne se procure pas un livre édité : on accourt plutôt sur les réseaux sociaux. le caractère de la vérité, semble-t-il à présent, c'est l'obscurité de l'auteur qu'on assimile non sans raison au désintéressement : mal contemporain qui se défie des experts depuis que ceux-ci pérorent et n'ont qu'un égard très relatif pour le vrai. Dire quelque chose, c'est vouloir dire : on suppose un biais. C'est vrai qu'en général un littérateur, quel que soit le genre, est quelqu'un d'intéressé ou dont le propos stagne.
Lire Tocqueville, c'est se confronter à un étrange sentiment d'anachronie : par habitude, comme un réflexe, on cherche initialement la thèse de l'auteur, et on ne la trouve pas. Ce dernier semble tantôt admirer cette démocratie originale, les États-Unis, née seulement cinquante ans avant l'écriture de l'ouvrage, tantôt il s'interroge sur ses faiblesses qu'il identifie froidement et sans sympathie. Je suis pourtant bien certain que l'homme d'aujourd'hui, qui est lui-même peu capable de lire sans appliquer ses préjugés à ce qu'il croit avoir compris, estime en général que Tocqueville était un auteur à thèse, ou qu'il admirât sans limite le régime américain, ou qu'il le détestât sans frein, mais la façon probablement assez équilibrée dont ce lectorat se partage entre ces deux théories suffit à démontrer combien le livre est d'une neutralité peu critiquable. C'est écrit avec style, ouvragé, ciselé, sans complaisance, sans pavane, sans contemplations outrées, sans morceaux artificiels d'éloquence, sans étalage de Lettres ; c'est littéraire par aspiration et par goût, presque par naturel ou tempérament ; il est inutile après cela de se demander pourquoi la plupart des professeurs d'histoire n'en ont lu que des extraits : c'est trop élégant, trop soigné de formulation, il faut goûter la littérature en plus des faits bruts, en plus des données strictement universitaires et chiffrées, en plus d'un contenu objectif dont on peut sans doute trouver ailleurs des synthèses plus condensées, au même titre que le professeur de français n'a lu du de l'esprit des lois que le fameux passage ironique : « Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves… ». Tout le reste éprouverait trop leur faible patience, ce n'est qu'un héritage, qu'un grand nom nécessaire à la curiosité publique, qu'un « patrimoine » de l'École française. C'est surtout d'une justesse peu contestable, du moins d'une application indéniable à l'impartialité, sans nécessité pour le critique, par exemple, comme il le faut souvent ailleurs, de référer à la situation de la rédaction pour excuser quelque naïveté ou quelque insuffisance, sans désir de persuader, sans affects douteux, sans effets de romancier, sans volonté d'imposer par des émois grossiers ou par des raisons vides au plaisir des foules. L'auteur vit alors en un régime encore imprégné de monarchie, et il souhaite comprendre simplement quels sont les avantages et inconvénients d'un régime électoral tel qu'il le constate et mesure en Amérique : on y trouve la vaste et sincère soif de découvrir et de retranscrire des faits pure de toute intention et de tout dogmatisme, curieuse et modeste, cependant non sans force acuité intellectuelle. C'est exactement documenté, sans excès technique ou pédant, soucieux de ne pas alourdir, d'épargner les importunités qui, en matière de sciences, relèvent souvent de la chicane pour étourdir en faussetés factieuses – le premier volume compte déjà 550 pages. La matière, fort méthodique, en est pourtant toute personnelle, on y rencontre jugements nuancés et hypothèses, apophtegmes et suppositions, c'est la relation d'un voyageur consciencieux qui a pris plaisir à se renseigner sur les « codes » d'un pays surprenant et qui s'est donné pour but d'en dresser un compte-rendu complet et synthétique, à destination d'un lecteur intéressable et cosmopolite. Il ne s'adresse pas spécifiquement au « spécialiste », qui est la catégorie où l'on admet les ratiocinations et les vanités, dont le lectorat n'apporte aucun bénéfice quand on use d'un langage universel et qu'on suppose son contemporain apte à se livrer à un effort. Chacune de ses observations est classée, pertinente, essentielle à comprendre les règles d'une nation qui s'est alors formée récemment sur un territoire nouveau, après une indépendance originale, suivant un fonctionnement propre. C'est ainsi non seulement un ouvrage de référence pour l'analyse des fondements d'une nation, c'est aussi un ouvrage de référence pour la hauteur et l'exactitude du style et de l'esprit, c'est encore un ouvrage de référence pour la mesure d'un professionnalisme en matière de sciences politiques et sociales.
Et comme tout professionnalisme véritable, c'est un ouvrage saisissant de prédiction.
Ce premier volume renseigne en effet, en 1835, sur le caractère essentiel d'un ensemble d'États réunis sous la forme d'une Confédération, nation ainsi dite (un peu à tort et en manière de raccourci) « fédérale », caractère qui ne s'est pas démenti depuis lors, qui s'est globalement perpétué et dont la définition initiale offre encore à comprendre les états-uniens d'aujourd'hui : il explique sans caricature ni simplification abusive, plus subtilement que Montesquieu quand celui-ci explique le caractère des peuples selon la latitude où ils vivent, comment les conditions de la formation d'un pays prêtent à sa population, de façon durable, une identité et une tournure mentale, autrement dit : des moeurs. Alors, il considère ces moeurs, leurs particularités en raison de la structure historique et constitutionnelle qui les a établis, et il les définit en indiquant leurs causes – où un Contemporain qui serait encore surpris des moeurs états-uniennes, comme il y en a tant à s'offusquer de ce capitalisme puritain qui les épate et qui s'en étonnent plutôt parce qu'ils refusent de le comprendre que parce qu'ils ne parviennent pas à l'assimiler, trouverait à se familiariser avec leur origine, leur teneur et leur expression. On n'a peut-être jamais autant compris l'essence d'un peuple qu'en le dépeignant systématiquement comme le fit Tocqueville dès ses fondements, avec finesse et précision. Or, la richesse de son génie s'identifie à ce que tout ce qui était vrai du temps de la rédaction de cet essai demeure vrai de nos jours, et il n'y a que la différence des régimes politiques entre Europe et États-Unis qui doive être replacée dans le contexte de l'écriture. Même, l'ouvrage est vrai quand il extrapole, quand il tâche à produire des vérités applicables à toute autre nation que les seuls États d'Amérique, quand il exprime, notamment, les diverses influences qui s'exercent sur les individus constitutifs des peuples et la façon dont ils se sentent ou non impliqués dans l'exercice de leurs devoirs humains et politiques ; en cela, ce n'est pas seulement un traité sur un pays, c'est un exemple efficace de psychologie appliquée à l'humanité, qui, retombant à l'endroit des peuples démocratiques, nous désigne et nous représente encore, ce qui constitue, deux cents ans après la publication, une démonstration de jugement d'extrême altitude. Vraiment, on y devine, dès 1835, vers quel état d'esprit se dirige la société française et européenne destinée au confort des moeurs électoraux, languide, dénervée, impassible, sans grandeur ni volonté… ce n'est même pas, en l'occurrence, le résultat de quelque pamphlet, car le ton diffère fondamentalement par exemple d'un Péguy ou d'un Bernanos, simplement Tocqueville détaille nos états d'esprit en les comparant et en leur instillant un contexte, et il est proche de conclure que nous n'avons en effet plus « d'âme », que la démocratie centralisée, qui est aussi une merveille presque inéluctable d'organisation, instruit malgré tout inévitablement un affaiblissement et une effémination des peuples – c'est plus précisément, je crois, ce dont traite le second volume de Tocqueville que j'entamerai avec la grande confiance qu'on voue à un ami de respectueuse affinité.
Et je voudrais enfin expliciter ce que j'entends par la suprême faculté de prédiction qui signale un véritable professionnel, et qui ne s'entend pas du tout, comme chacun le prétend à la télévision, ainsi qu'un pari d'opportunité présentant autant chances de succès que de risques d'échec : une telle faculté n'est pas une aventure ou une outrecuidance, elle ne s'appuie pas sur un pari hasardeux ou sur quelque intuition déraisonnable, mais elle se réalise d'elle-même à partir d'une somme de constats ordonnés qu'il suffit d'extrapoler logiquement, lorsque celui qui les détient dispose d'un esprit capable d'en effectuer une addition et de la mener un peu au-delà de la réalité présente : alors, cette prédiction se produit nécessairement dans l'esprit de qui la synthétise, s'impose à lui comme une évidence de cohérence, comme une pure conséquence à quelque terme. Et je ne veux pas parler, chez Tocqueville, de la façon dont il annonça très explicitement la fatidique disparition des Indiens d'Amérique : c'est une prévision peut-être trop facile, déjà en 1835, pour donner beaucoup matière à admiration ; et je ne ferai aussi que mentionner comme il admit d'office que le Texas deviendrait états-unien un peu avant que le conflit n'y fût déclaré ; mais j'aimerais plutôt faire entendre, à travers une suite d'extraits, et bien que l'auteur lui-même n'en formula jamais nettement la conclusion, ce qu'il augura bien avant l'heure et par pure extrapolation de constats à conséquences. Je prie mon lecteur de croire que je ne compose pas cette collection avec force contournements et coupes favorables, et la meilleure preuve de mon honnêteté c'est que j'en tire les extraits parmi une trentaine de pages seulement, au sein d'une partie intitulée : « Quelles sont les chances de durée de l'Union américaine ? Quels dangers la menacent ? », partie sise elle-même – et c'est d'une coïncidence significative pour ceux qui, instruits de l'histoire des États-Unis, voient venir la prédiction – dans la partie : « Les trois races aux États-Unis ». Lisons cette courte collection, et voyons si vous convenez avec moi de ce qu'elle implique et signifie – je rappelle que nous sommes en 1835 lorsque Tocqueville écrivit ces mots :
« Mais, avant tout, il est bon de se fixer sur un point : si la confédération actuelle venait à se briser, il me paraît incontestable que les États qui en font partie ne retourneraient pas à leur individualité première. À la place d'une Union, il s'en formerait plusieurs. » (pages 531)
« Ce qui maintient un grand nombre de citoyens sous le même gouvernement, c'est bien moins la volonté raisonnée de demeurer unis que l'accord instinctif et en quelque sorte involontaire qui résulte de la similitude des sentiments et de la ressemblance des opinions. » (page 543)
« Les hommes qui habitent l'immense territoire des États-Unis sont presque tous issus d'une souche commune ; mais à la longue le climat et surtout l'esclavage ont introduit des différences marquées entre le caractère des Anglais du Sud des États-Unis et le caractère des Anglais du Nord. » (page 545)
« Les hommes du Sud sont, de tous les Américains, ceux qui devraient tenir le plus à l'Union, car ce sont eux surtout qui souffriraient d'être abandonnés à eux-mêmes ; cependant ils sont les seuls qui menacent de briser le faisceau de la confédération. D'où vient cela ? Il est facile de le dire : le Sud, qui a fourni quatre présidents à la confédération ; qui sait aujourd'hui que la puissance fédérale lui échappe […] s'indigne et menace de se retirer d'une société dont il a la charge sans avoir les profits. « (pages 555-556)
« Les nullificateurs du Sud prétendent au contraire que les Américains, en s'unissant, n'ont point entendu se fondre dans un seul et même peuple, mais qu'ils ont seulement voulu former une ligne de peuples indépendants ; d'où il suit que chaque État ayant conservé sa souveraineté complète, sinon en action du moins en principe, a le droit d'interpréter les lois du congrès, et de suspendre dans son sein l'exécution de celles qui lui semblent opposées à la constitution ou à la justice. » (page 567)
« La civilisation du Nord semble donc destinée à devenir la mesure commune sur laquelle tout le reste doit se régler un jour. » (page 560)
Et j'ignore si mon lecteur est assez versé dans l'histoire américaine pour comprendre du premier coup que, dans le bref espace de ces pages, figurent à la fois les causes et le déroulement de ce qui constituera en 1861 l'événement le plus traumatisant des États-Unis, à savoir la guerre de Sécession. J'ignore si ces prédictions étaient alors aisées à réaliser ; j'en doute, à vrai dire, mais elles prouvent assez qu'avec une connaissance étendue des règles d'un domaine, on peut avec efficacité en déterminer l'évolution, au même titre qu'un bon médecin doit savoir quelles seront les conséquences de telle maladie ou de tel traitement, ou qu'un boulanger sagace doit anticiper l'effet de telle cuisson sur telle pâte ; or, qu'on mesure avec quelle sorte de modestie, c'est-à-dire en véracité avec quel amateurisme, nos experts contemporains ou prétendent qu'il ne faut jamais essayer de prédire, ou lorsqu'ils s'y essaient se trompent systématiquement sans s'en repentir ni cesser de professer sur tous les médias qu'ils ont raison malgré tout et pour la prochaine fois.
Enfin, pour ne pas démentir combien Tocqueville a su deviner l'avenir, et non seulement la guerre de Sécession mais les moeurs françaises d'aujourd'hui, et peut-être même les moeurs majoritaires de la planète au XXIe siècle, je ne m'abstiendrai pas de citer abondamment, tant il me serait difficile de choisir parmi tant d'éloquences, les témoignages de sa faculté saisissante, où l'on trouvera que, rien que dans ce premier volume, l'auteur, manifestement sans volonté de médire ou de nuire et sans préjugé sur un régime qu'il n'a expérimenté qu'en touriste éclairé et qu'en ferme scientifique, indique avec perspicacité, dans une actualité aujourd'hui troublante, le caractère moral de la société mondialisée contemporaine.
Lien : http://henrywar.canalblog.com
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Ce qui est admirable dans ce premier tome de "De la Démocratie en Amérique" est la clairvoyance et la rigueur intellectuelle d'Alexis de Tocqueville. Il sait déjà que la démocratie est l'ordre nouveau qui s'imposera à toute l'Europe et aux nations éclairées. Il sait déjà que ce jeune Etat rivalisera avec les grandes puissances européennes grâce à son dynamisme économique, à l'immensité de son territoire, mais surtout grâce à son régime politique libéral et démocratique. Son objectif est donc de permettre aux vieilles nations de l'Europe de suivre le mouvement. en s'inspirant, en partie, du modèle américain. Tocqueville voit bien que tout n'est pas transposable à l'Europe, il ne perd pas de vue les particularités géographiques, historiques, culturelles et sociales des Etats-Unis. C'est pourquoi il dresse un tableau exhaustif de l'Amérique: ses institutions, son fonctionnement, son histoire, sa culture, ses moeurs et sa situation sociale, révélant alors les atouts et les faiblesses d'un monde en perpétuelle révolution.
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Ce livre qui est, paraît-il, un texte fondateur des sciences politiques.

Je ne tenterai pas ici une critique de l'ouvrage: des lecteurs bien plus compétents en ont rédigé quelques-unes de haute volée - comme vous pourrez le constater.

Je me contenterai de donner quelques indications aux lecteurs novices (dont je fais partie) ès ouvrages de sciences politiques:
- le texte est abordable, rien d'hermétique. Il faut se donner la peine de "rentrer dedans", mais une fois que l'on est installé, il devient passionnant.
- cependant, la lecture est longue. 540 pages denses qui foisonnent d'idées, de détails, de documents.
- le texte demande de la concentration, et on passe parfois à côté de certaines choses, certains paragraphes demandant à être relus. Ce livre n'est pas compliqué à lire, mais il est complexe.

L'auteur explore tous les domaines de l'Union de manière exhaustive. Rien n'échappe à l'auteur: les origines historiques, les pères fondateurs, l'économie, le commerce, la religion, l'enseignement, les institutions politiques, la justice, l'organisation de la cité, la guerre, la marine, l'éducation ... bref tout !
Ayant vécu aux USA il y a de nombreuses années, je comprends à présent, grâce à ce livre, l'origine de certains traits de la mentalité américaine.

Ce qui est le plus remarquable, à mon sens, avec cet ouvrage, c'est que, d'une part Tocqueville n'a voyagé que neuf mois aux Etats-Unis (et donc a dû y faire en peu de temps un travail considérable de recherche documentaire et anthropologique) et que d'autre part, à un âge si jeune (à peine 30 ans) il ait eû la maturité et le génie d'avoir pu rédiger un ouvrage aussi monumental, après son voyage.

Si vous considérez que de la démocratie en Amérique est un ouvrage qui doit être lu dans une vie, si vous avez la curiosité et le courage, lancez-vous: c'est long mais ça se lit bien.

(Cette critique ne s'applique que pour le premier tome. le second fut rédigé et publié des années plus tard.)

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Dans ce premier tome Tocqueville étudie comment l'Amérique s'est construite entièrement sur le modèle de la démocratie et de l'égalité politique sans héritage du modèle aristocratique européen.
Il montre comment ses institutions politiques reflètent la démocratie de proximité des communes et des états unis mais jaloux de leur autonomie.
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