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Critique de Deleatur


Commençons par un aveu de faiblesse : je ne me sens ni le courage ni les compétences pour tenter ici une étude des thèses de Tocqueville sur les principes et le fonctionnement du régime démocratique. D'autres l'ont fait ou le feront, infiniment plus qualifiés que moi, à commencer par François Furet dont la longue préface ouvre ce tome premier (dans l'édition Garnier-Flammarion, celle que j'ai lue). En fait d'analyse, je me contenterai donc de ceci : que l'on puisse élaborer une pensée aussi complexe, érudite, argumentée et cohérente à même pas trente ans, voilà qui m'en bouche un coin, et pas qu'un peu.
Une fois que je me suis lâchement libéré de ce poids, je voudrais juste dire la profonde admiration que j'ai conçue pour Tocqueville au cours de ma lecture. J'en avais lu des extraits, ici ou là, et je le tenais pour quelqu'un d'éminemment estimable, certes, mais je ne m'attendais pas à une telle découverte.
Si les États-Unis constituent bien l'objet de son livre, ce n'est qu'en tant que laboratoire d'expérience, à savoir le cas d'un tout jeune État s'essayant à un tout nouveau type de régime politique (rappelons que le livre est paru en 1835). Et ce qui intéresse Tocqueville, c'est bien sûr l'expérience de la démocratie plus que le laboratoire états-unien. Tout au long de sa démonstration, il ne cesse ainsi d'élargir le cadre de son propos afin de le confronter avec la longue histoire des nations européennes. La portée du discours est de fait bien plus vaste et ambitieuse que ce que laisserait supposer son titre, ce qui en fait sans doute l'un des premiers ouvrages de philosophie politique moderne, en même temps qu'un sommet difficilement surpassable, et tout cela dans une langue qui est une merveille d'équilibre et de clarté.
Issu d'une famille d'aristocrates ayant tout perdu ou presque avec la Révolution Française, Tocqueville aurait pu être animé d'une rancoeur assez compréhensible contre l'idée même de démocratie. Il l'envisage pourtant dans ses tenants et ses aboutissants sans une once de parti pris et en invitant le lecteur à abandonner tout préjugé. Son livre trahit une droiture et une honnêteté intellectuelle qui forcent le respect. Il expose sa pensée sans jamais rien imposer, avec de grands égards pour son lecteur, et on ne trouve sous sa plume aucune trace de ce terrorisme intellectuel qui veut asséner plutôt que convaincre. Rien ne sert de regretter les anciens temps, nous dit-il, car il est illusoire de se refuser au monde qui vient. Pour autant, et c'est le sens de toute sa réflexion, la compréhension de l'Histoire doit amener l'homme éclairé à agir avec discernement sur son présent, car ce monde qui vient, précisément, est chargé d'innombrables menaces. Je ne sais pas si on peut affirmer que Tocqueville a eu par exemple la prescience du totalitarisme, ainsi que je l'ai lu ici ou là (il faudra que je lise le 2e tome pour me faire une idée là-dessus), mais il est en revanche convaincu que le pouvoir donné à la majorité s'accompagne consubstantiellement d'un risque de dérive vers l'oppression et la tyrannie. Son argumentation, bien antérieure aux sentiers battus de la pensée actuelle, fournit une matière passionnante pour des interrogations d'aujourd'hui. De fait,Tocqueville esquisse en 1835 des évolutions qui marqueront la suite du XIXème siècle et le XXème. C'est cette incroyable modernité que j'ai espéré faire ressortir à travers les quelques citations relevées au fil de ma lecture.
Naturellement, on ne peut pas avoir raison sur tout, ni tout anticiper de l'histoire future. Il y a des aspects de son ouvrage pour lesquels Tocqueville a été démenti (ainsi lorsqu'il doute de la viabilité du principe fédéral aux Etats-Unis). En outre, pour prendre un autre exemple, s'il envisage avec une parfaite lucidité les facteurs qui mènent à la guerre de Sécession, à la fin de l'esclavage et néanmoins à la persistance de la ségrégation raciale, il ne peut encore s'affranchir de toutes les représentations mentales dans lesquelles il baigne. Ainsi, le chapitre « Quelques considérations sur l'état actuel et l'avenir probable des trois races qui habitent le territoire des Etats-Unis » doit quand même être lu avec les précautions d'usage pour un texte aussi ancien. Mais au-delà des formules ou des idées qui trahissent leur âge, je crois qu'il vaut mieux en retenir l'effort acharné d'un homme pour dépasser les opinions toutes faites de son temps. Qui pouvait en dire autant à l'époque, et qui le pourrait aujourd'hui ?
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