Dans son introduction,
Emmanuel Todd affirme que son livre est une étude sociologique "rigoureuse".
Cela ne l'empêche pas, dès le premier chapitre, de se lancer dans des comparaisons métaphysiques très personnelles, insuffisamment fondées et particulière audacieuses. Ainsi, il compare par exemple les camps de concentration nazis aux théories luthériennes de la damnation éternelle...
ll tombe dans ce travers classique des sociologues, qui est de vouloir à tout prix faire rentrer l'intégralité des faits historiques, politiques, religieux, etc. dans un système globalisant et inflexible, quitte à faire des parallèles plus que douteux entre des époques, des lieux et des moeurs différents. Tout événement doit ainsi s'expliquer par des lois supérieures, universelles et invariantes, qui tendent à simplifier à outrance les faits, afin de les forcer à se confiner dans ce système de pensée qui doit forcément tout expliquer, sans nuance ni exception.
Beaucoup d'assertions sont dénuées de tout exemple, et il faudrait croire sur parole l'auteur... Pas très rigoureux comme méthode, surtout pour quelqu'un qui se présente comme un scientifique et prétend faire de la science "par l'analyse et le raisonnement". Les affirmations de Todd ne sont pas nécessairement fausses, mais en tous cas elles sont très insuffisamment justifiées.
Pour ne prendre qu'un exemple, Todd affirme que la chute de l'Église, dans l'immense majorité des cas, est suivie d'une montée du nationalisme car l'universalisme qui était défendu par cette dernière est alors abandonné, laissant les hommes à leurs passions xénophobes naturelles (il n'explique d'ailleurs pas l'origine de cette xénophobie supposément substantielle, mais passons).
Il lui aura vraisemblablement échappé que les pays européens, bien que tous chrétiens pendant des siècles, se sont néanmoins faits la guerre malgré la présence d'Églises nationales puissantes. Que l'affirmation d'identités patriotiques fortes coexistait avec la présence de la religion catholique. Qu'en France, "l'anglophobie" ne date pas des années 60 mais remonte au contraire à des conflits bien plus anciens, où la religion était pourtant extrêmement présente dans les deux contrées. Les sources littéraires démontrant le nationalisme des peuples ne manquent pourtant pas... L'on aimerait donc qu'il soigne un peu plus ses théories, augmente ses sources, et vérifie ses affirmations.
Il crée donc des liens de cause à effet souvent ambigus, par exemple entre la pratique religieuse (conséquence) et le niveau d'égalité dans la cellule familiale (cause) , alors que l'on pourrait légitimement se demander si ce rapport de causalité n'est pas plutôt inversé, ou s'il n'existe pas des causes communes supérieures... La différence de système égalitaire aurait donc, d'après lui, induit une différence de pratique religieuse selon les régions de France. Mais d'où vient cette différence de système égalitaire familial ? Todd n'en dit pas un mot. Cette différence de système ne serait-elle pas elle-même issue d'une différence de pratique religieuse ? N'existe-t-il pas de cause commune à ces deux phénomènes ? La corrélation qu'il observe implique-t-elle forcément une relation de causalité ? Autant de questions qui restent en suspens... C'est pourtant la base de tout raisonnement scientifique : on ne déduit pas d'une corrélation une nécessaire causalité !
Emmanuel Todd poursuit ainsi son raisonnement, taillant à travers la forêt des possibilités, choisissant une explication qui lui convient mais dont on doute profondément qu'elle soit à chaque fois la seule possible.
On atteint le fond sur certaines cartes, où l'auteur n'offre aucune explication méthodologique. Ainsi, il trace par exemple la carte de France de l'égalité dans les familles, indiquant une "intensité d'égalité" allant de 0 à 3, sans expliquer nulle part la méthode qui lui permet de quantifier ainsi l'égalité. N'importe quelle revue scientifique, n'importe quel organisme de recherche digne de ce nom rejetterait une telle hérésie méthodologique ! Et pourtant, l'intégralité de son livre est basée sur ces "scores d'égalité" aucunement définis !
Il a également recours à des artifices fallacieux dans ses illustrations, notamment des échelles relatives qui masquent l'absence de proportionnalité des informations affichées.
Avec de tels manquements déontologiques,
Emmanuel Todd ne mérite pas son statut autoproclamé de chercheur. Il est au mieux un essayiste ou un polémiste. L'on comprend mieux pourquoi ses travaux n'obtiennent de succès qu'auprès d'un public profane et sont tant critiqués par les milieux universitaires.
Ce travail est, en conclusion, un vaste n'importe quoi du point de vue scientifique, une multiplication d'allégations affirmés sur un ton docte, et néanmoins absolument infondés, non sourcées, injustifiées, et dont les liens tissés par l'auteur sont carrément farfelus. Todd semble chercher les formules chocs plutôt que des vérités factuelles. Il cède aux bons mots ("du Dieu unique à la monnaie unique", etc. ) quitte à construire pour cela des théories tout à fait fantaisistes.
Les faits que Todd exploite ne sont, dans leur majorité, que des biais de confirmations de théories qu'il a préalablement élaborées. Chaque élément doit servir à la justification de ses thèses, quitte à verser dans le comique, comme quand il exploite des variations de l'ordre d'un ou deux pourcents sur le vote au référendum de 2005.
Autre exemple : Todd fustige l'augmentation de l'âge moyen des prisonniers (30,1 ans en 1980, 34,6 en 2014), mais oublie que sur la même période, l'âge moyen de la population a lui-même augmenté (35,1 en 1980, 40,7 en 2014), expliquant à lui seul cette statistique. C'est le principe du rasoir d'Ockham : l'explication la plus simple d'un phénomène est bien souvent la meilleure... Mais Todd préfère omettre, volontairement ou par ignorance (je ne sais pas quelle explication serait la plus désastreuse) ces explications simples pour leur préférer des théories aussi alambiquées que farfelues !
Tout cela est d'autant plus dommage que cela dessert et entache certaines thèses pourtant intéressantes, comme le lien entre l'inégalité entre les frères héritée du droit d'aînesse et l'acceptation postérieure de l'inégalité entre les hommes issue du capitalisme. Il en est de même pour l'explication très convainquante de la monté du Front national, résultat de la combinaison de l'universalisme/égalitarisme populaire et de la découverte/encouragement d'un mode de vie différencié des populations immigrées par les élites prônant le "droit à la différence".
La différenciation qu'il fait entre arabophobie, populaire, et islamophobie, bourgeoise, est également intéressante. Quel dommage que tout cela ne soit que pure hypothèse, privé de fondations sourcées et rigoureuses !