Notre héros se cherche : par exemple, élevé à l'européenne, doit-il être le journaliste écrivant pour les colons et ignorer les malheurs de son peuple, ou doit-il se révolter contre le pouvoir et être le journaliste qui parle sa langue natale pour être compris des indigènes, quitte à être à l'origine de guérillas ? Il a envie mais il lui manque l'essentiel de la géopolitique et une vue d'ensemble. Malgré quelques longueurs, et une partie politisée (cette saga rappelons-le est aussi une émancipation politique), ce 2e tome s'avale autant que le premier : on croirait lire parfois les Mille et une nuits tant les petites histoires agrémentent la trame principale. Il rend étonnamment passionnant cette saga venue des Indes. J'attaque le 3e et avant dernier.
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Roman d'histoire, de pouvoir et de dépaysement indonésien.
C'est le second tome, il y a un bon moment que j'avais lu le premier. J'ai refait connaissance avec Minke, le métis qui avait épousé Annelies. Celle-ci avait été enlevée par son tuteur « pur blanc » qui avait décidé de l'envoyer à Amsterdam à la fin du livre précédent. J'ai découvert ce qui lui est arrivé.
J'ai découvert aussi des éléments de l'histoire de l'Indonésie, comment les paysans qui vivaient en autarcie sur leurs lopins de terre ont été obligés de « louer » ceux-ci aux entreprises sucrières désireuses d'y planter la canne à sucre. Les paysans, à peine payés, deviennent de plus en plus pauvres, avec la complicité de la police et des autorités locales. le roman raconte aussi le contexte sociologique et les tensions internationales ainsi que l'ampleur du racisme des conquérants européens, mais aussi des indigènes entre eux.
La prose tombe parfois dans le discours contre les ravages du colonialisme et le règne du capital. Mais le héros fait la part des choses en ce qu'il est heureux de la connaissance que lui apporte l'ouverture sur le monde apportée par l'Europe. Il reconnait aussi les comportements méprisables des gouvernants locaux qui imposaient à leurs sujets de ramper devant eux.
Je ne suis jamais allée en Indonésie et je ne connais pas le malais, mais comme le dit l'auteur, par le miracle de la lecture,
« des gens dont les yeux n'avaient jamais vu le monde pouvaient s'imaginer sa grandeur, sa richesse, sa profondeur, ses sommets et ses abysses, de même que tous ses déchets et ses fléaux. » (p.400)
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[... ] Un jour, comme leurs entrepôts étaient devenus trop exigus pour contenir tout l’indigo et le sucre qu’ils voulaient exporter à partir de Semarang, et comme les entrepôts des riches indigènes étaient pleins, eux aussi, le problème du transport vers Semarang s’est posé de façon aiguë. Vous n’aurez jamais entendu raconter cette histoire, Monsieur Minke, j’en suis sûr, archi-sûr, parce qu’elle implique une fois de plus un gros bonnet, un autre ministre des Colonies, le sieur Baud, un juriste. Il décida d’expédier des camélidés à Java, de vrais dromadaires, une petite cinquantaine en provenance de Tenerife – une île de l’archipel des Canaries au nord-ouest de l’Afrique, comme vous le savez. Pour le transport de l’indigo, tout s’est passé sans problème. On pouvait voir ces animaux à la face grave, telle une caravane de philosophes, cheminer en file indienne des Vorstenlanden à Semarang, tout à leur devoir.
« Puis les forts d’Ungaran et de Semarang ont commencé à manquer de riz. Cette fois, les dromadaires se sont comportés tout autrement. Après avoir transporté la céréale pendant une semaine, ces insulaires africains ont perdu toute leur gravité. Incapables de supporter plus longtemps l’odeur de leur chargement, ils se sont mis à blatérer, à hurler, puis à tourner la tête en arrière, trébuchant sur les pierres du chemin, tombant et se heurtant les uns aux autres. Deux semaines plus tard, aucun de ces animaux ne tenait plus debout. Ils s’étaient effondrés sur le bord de la route ou dans leurs étables pour ne plus jamais se relever.
« Excepté leur grandeur et leurs harems, les souverains javanais ne possédaient rien. Ils n’avaient ni chevaux, ni bœufs ni buffles, aucun animal qu’on eût pu utiliser comme bête de somme. Baud le ministre fit donc envoyer à Java des ânes, en nombre dix fois plus grand que feu les dromadaires. Leur cohorte offrait un spectacle bien différent de celui des camélidés, Monsieur Tollenaar. Le premier mois, ils transportèrent les poches de riz en renâclant sur la route menant des Vorstenlanden à Semarang. Le mois suivant, chargés de sucre, ils s’exécutèrent en tirant la langue. Le troisième mois, bâtés de sacs remplis d’indigo, ils se mirent à éternuer et finirent par mourir d’infection les uns après les autres. Nul ne fut attristé par leur mort aussi profondément que les propriétaires européens des Vorstenlanden. En désespoir de cause, ils se tournèrent vers le cheval-vapeur à roues de fer, la locomotive, pour résoudre leur problème, et les usurpations de terres se multiplièrent.
Pour confisquer ces terrains au profit des détenteurs de capital, il aurait suffi au gouvernement de promulguer une loi agraire en ce sens. Mais afin de s’en emparer sans éveiller les soupçons, ils chargèrent des agents recrutés parmi les indigènes d’empoisonner les points d’eau où s’abreuvait le bétail. En un mois, dix mille buffles moururent. La puanteur des cadavres en décomposition envahit la région. Le choléra se répandit.
(Zulma poche, p.393)
Les Européens n'avaient cependant pas été mes seules sources d'éducation. Grâce à l'époque moderne, j'avais été allaité à une multitude de seins. Javanais, Japonais, Chinois, Américains, Indiens, Arabes, les peuples du monde entier m'avaient nourri, servi de mère louve afin que je devienne un jour le fondateur de Rome. Est-il vrai que tu vas fonder Rome ? me demandai-je. Oui, me répondis-je. Comment ? Je l'ignorais, mais un sentiment nouveau se faisait un jour en moi. Je prenais conscience avec humilité d'être l'enfant de toutes les nations et tous les les temps. Le lieu et l'heure de ma naissance, mes parents, étaient autant de coïncidences qui n'avaient rien de sacré.
Dans le monde entier, les détenteurs du pouvoir encensent ce qui est colonial, poursuivit-elle sans relever ma suggestion. Ce qui ne l'est pas est jugé indigne de vivre, y compris ta Mama ici présente. Des millions de personnes souffrent en silence comme les galets de la rivière. Mais toi, nak, tu dois être au moins capable de crier. Sais tu pourquoi je t'aime plus que tout autre? Parce que tu écris. Ta voix ne peut pas être étouffée ou avalée par le vent, elle sera éternelle, elle portera loin, loin dans l'avenir.
La vie continuait sans Anneliese.
J'étais retourné à mes anciennes occupations : lire les quotidiens, certains magazines, des livres et des lettres, rédiger notes et articles. En outre, j'aidais Mama dans son travail, au bureau et à l'extérieur.
Toutes ces lectures m'en apprenaient beaucoup sur moi-même, sur ma place dans mon milieu, dans le monde des hommes et dans la marche implacable du temps. M'observant sous tous ces angles, je me sentais emporté comme feuille au vent, sans un lieu sur terre où ancrer ma vie.
Pramoedya Ananta Toer - Buru quartet. Volume 3, Une empreinte sur la terre