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Critique de HundredDreams


«Le temps n'a pas de prise quand l'absence fait souffrir. »
Monique Hangartner

Je viens tout juste de terminer la lecture d'un roman bien étrange et déroutant, un roman à la fois intemporel, suranné et hors du temps, entre le conte philosophique et le récit historique.

Prix Nobel de littérature 2018, Olga Tokarczuk ne m'était pas inconnue. Je l'avais découverte récemment avec son très beau roman « Sur les ossements des morts ».

Ici, le style est très différent, sans humour, assez pessimiste je dois dire, non plus centré sur un personnage mais sur un village, ses alentours, et ses habitants.
Tout au long du roman, j'ai eu cette curieuse impression d'être dans un monde à la fois réel, « obscur, rempli de souffrance, à l'image d'un étang trouble, couvert de lentille d'eau », et en même temps dans un monde factice, clos où le destin de chacun est scellé.
Cet équilibre subtil crée une ambiance très particulière, onirique, poétique, irréelle, mais aussi très authentique par son cadre historique.
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« Dieu, le temps, les hommes et les anges » raconte l'histoire du petit village d'Antan et de ses habitants à travers les grands moments de l'histoire de la Pologne de 1914 aux années 80.
Le lecteur va suivre ces villageois sur trois générations.

Le roman s'ouvre sur un premier chapitre de toute beauté dans lequel l'auteure décrit le village d'Antan, un village reculé de Pologne, abandonné de tous, où le destin des habitants s'apparente à un jeu de hasard.
« Antan est l'endroit situé au milieu de l'univers… Au pied du moulin, les rivières s'unissent. Elles coulent tout d'abord côte à côte, indécises, intimidées par ce rapprochement tant attendu, puis elles se précipitent l'une dans l'autre et se perdent dans leur étreinte. »

La trame du récit est adroitement conçue.
Le texte, composé de chapitres très courts, voire fragmentaires, agence avec habileté des morceaux de vie des villageois.
L'auteure déploie tout son talent pour décrire des vies ordinaires, et à travers elles, le monde rural, les traditions et les coutumes polonaises.

La vie des hommes est ponctuée par le temps qui les soumet.
Il fait son oeuvre, omniprésent, immuable.
Le temps de naître, de vivre, de jouir de bonheurs simples mais éphémères, de souffrir et de mourir.
L'auteure ébauche ainsi de multiples portraits, sans complaisance, tant dans leur générosité, leurs manques que leur bassesse.
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« le ciel y était sombre, presque noir ; le soleil, embué et lointain ; la forêt semblait n'être qu'un rideau de piquets nus plantés en terre ; quant à la terre, ivre et chancelante, elle était criblée de trous. Les gens glissaient à sa surface et chutaient dans l'abîme. »

L'auteure donne de la densité à son récit par cette dimension historique. Entre les bombardements, l'envahissement de leur village par les soldats nazis, les exécutions, la déportation des juifs, puis la soumission au régime communiste après le retrait des troupes allemandes, ces villageois sont emportés dans le tourbillon de l'Histoire. La quiétude d'Antan sera bouleversée par cette « invasion d'insectes mortellement dangereux… »

« Faire table rase du passé pour qu'un monde nouveau puisse voir le jour. C'était horrible, mais il fallait qu'il en soit ainsi. »

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Dieu est présent aussi, mais soumis comme les hommes à la loi du temps. Parfois, capricieux, il s'absente et abandonne les hommes à leur sort.
« L'homme le tente et Il (=Dieu) s'approche furtivement du lit des amants pour y retrouver l'amour. Il s'approche à la dérobée du lit des vieillards et Il y trouve la fuite du temps. Il s'approche à pas de loup du lit des agonisants et Il y trouve la mort. »

Les anges également gravitent autour des hommes, plus vaporeux, détachés du monde physique.
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Mais le personnage qui m'a le plus interpellé est sûrement le châtelain Popielski.

Pour oublier le monde réel et ses tourments, celui-ci se refugie dans un monde virtuel, celui d'un étrange jeu labyrinthique de huit cercles qui forment un réseau inextricable de chemins avec au centre le village d'Antan. le joueur doit traverser chaque zone pour se libérer des huit mondes.
Ce jeu est peut-être ce qui m'a le plus questionné car même fictif, il a des résonnances dans la réalité.
« Je suis né trop tard, le monde va vers sa fin, tout est fichu. »
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J'ai apprécié cet effet kaléidoscopique, ces petits bouts de vie qui se croisent sur la ligne du temps, ces destins qui se jouent des désirs humains. La magnifique écriture d'Olga Tokarczuk traduit à merveille tous ces instants de vies qui s'imbriquent pour constituer un tout, sans compromis.
Mais le texte, plus complexe qu'il n'y paraît à première vue, diffuse également un brin de mystère car il prête à de multiples interprétations et amène à de nombreuses réflexions sur les hommes, la vie, le temps qui passe, le destin et la mort.
« L'homme attelle le temps au char de sa souffrance. Il souffre à cause du passé et il projette sa souffrance dans l'avenir. de cette manière, il crée le désespoir. »
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Au final, c'est un très beau roman, dont l'écriture fluide rend la lecture agréable.
Alternant de multiples récits, l'auteure fait la part belle aux femmes qui se révèlent fortes.

Un roman sombre, original, subtil et intelligent.

Un beau moment de lecture que je dois à HordeduContrevent. Merci Chrystèle pour cette invitation à lire de la belle littérature.
Le titre ne me plaisait pas, mais je dois reconnaître que mes préjugés étaient infondés et injustes.
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