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EAN : 9782378560775
256 pages
Verdier (20/08/2020)
3.78/5   180 notes
Résumé :
Thésée quitte « la ville de l'Ouest » et part vers une vie nouvelle pour fuir le souvenir des siens. Il emporte trois cartons d'archives, laisse tout en vrac derrière lui et s'embarque dans le dernier train de nuit vers l'Est avec ses enfants. Il va, croit-il, vers la lumière, vers une réinvention. Mais très vite, quelque chose apparaît au lecteur, qui semble poursuivre Thésée et qu'il refuse de voir...
Traversée de la nuit, enquête généalogique dans les str... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (56) Voir plus Ajouter une critique
3,78

sur 180 notes
Profondément marqué par le suicide de son frère, Jérôme, Camille de Toledo, Alexis Mital pour l'état-civil, écrit sous le nom de famille de sa grand-mère paternelle : de Toledo.

« Espagnols, puis Ottomans,
reconnus comme Français, dénoncés comme Juifs
emportés tout au long de ce vingtième siècle désastreux
dont nous sommes les descendants »

Ces quelques mots résument à eux seuls une destinée familiale. Thésée, nom choisi pour le narrateur parce que cherchant à se libérer d'un labyrinthe encombré de destins tragiques, se débat dans beaucoup de souvenirs, retrouve des documents, des lettres, des photos dont certaines sont jointes au texte. Tout cela à partir de la mort tragique de ce frère qui s'est pendu le premier mars 2005.
Ensuite, c'est leur mère qui est retrouvée morte dans un bus, au terminus, puis leur père qui décède après une longue maladie. C'est alors que Thésée décide de partir pour Berlin qu'il nomme « la ville de l'Est » avec ses enfants et trois cartons contenant tous ces souvenirs qu'il devra explorer.
Ainsi, il remonte dans l'histoire familiale avec ces deux frères, Nissim et Talmaï, qui ont quitté Andrinople (Edirne aujourd'hui), en Turquie, pour devenir Français. Nissim se bat pour la France sur le front de la Première guerre mondiale et ses longues lettres adressées à son plus jeune frère, Talmaï, sont d'une lecture impressionnante et terriblement émouvantes. Nissim est tué par une bombe allemande le 16 juillet 1918.
Talmaï perd son fils, Oved, à l'âge de onze ans. Désespéré, ce père se tire une balle dans la tête le 30 novembre 1939.
La Seconde guerre mondiale apporte les dénonciations, la déportation, cette haine anti-juive qui ne semble jamais s'éteindre. Reste Nathaniel, autre fils de Talmaï, devenu « patron de gauche », qui marie sa fille, Esther, à celui que l'on surnomme Gatsby, en 1969, futurs parents de Jérôme et Thésée. Si l'auteur parle des Trente Glorieuses dont ses parents disent avoir bien profité, il faut quand même préciser que tous les Français ne vivaient pas dans un milieu aussi privilégié.
Ainsi, Thésée, sa vie nouvelle pourrait sembler être une saga familiale. Pas du tout. Dans ce livre hors normes, sans majuscule, sans point, avec une mise en page originale réussie par les éditions Verdier, de Lagrasse, merveilleux village de l'Aude, Camille de Toledo se livre à une introspection très poussée sur la mort, le suicide, l'histoire familiale et notre lien avec la matière.
Son écriture très originale m'a surpris au début puis je m'y suis fait rapidement, aimant lire ces références historiques, souffrant avec lui lorsque, à Berlin, il est marqué, dans son corps, par toutes les questions qu'il se pose. Parlant de Thésée à la troisième personne, cela ne l'empêche pas de s'exprimer régulièrement en utilisant le « je ». J'ai aussi été très impressionné par son dialogue avec son frère lorsqu'il vient s'asseoir près de sa tombe.
Thésée, sa vie nouvelle, Camille de Toledo nous l'avait présenté aux Correspondances de Manosque 2020 et voici ce que j'écrivais sur http://notre-jardin-des-livres.over-blog.com/ :
Place Marcel Pagnol, nous découvrons un auditoire impressionnant pour écouter un Camille de Toledo captivant. Si son vrai nom est Alexis Mital, il publie sous ce nom de plume aux consonances ibériques : Camille de Toledo.
Yann Nicol le questionne à propos de Thésée, sa vie nouvelle et il suffit de lancer Camille de Toledo pour être subjugué. Un homme, son narrateur, se rend en train à Berlin avec un carton d'archives. Faut-il l'ouvrir ou pas ? Ainsi la question est posée : Quelle histoire de l'avenir écrivons-nous au nom du passé ? L'auteur veut qu'à la fin de notre lecture, nous nous demandions : qu'ai-je appris en allant au bout de cette histoire ? Qu'est-ce que j'ai partagé ?
Il y a d'un côté, les promesses non tenues du passé. Qu'en faire ? Mais aussi qu'avons-nous fait ? C'est la question de ce début de siècle et nous sommes en plein mythe de Thésée avec une dette à payer à un monstre. Nous devons nettoyer les eaux mortes du temps pour nos enfants, savoir exactement ce qui s'est passé à propos des colonies, de l'esclavage, de cette économie mise en place et pour cette écologie qui tarde à s'imposer.
Toutes ces questions sont essentielles et nous avons vraiment été impressionnés par cet auteur que nous avons découvert en cette fin d'après-midi, à Manosque.

Lien : https://notre-jardin-des-liv..
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C'est sous la forme d'une mélopée, d'un long poème lyrique, soutenue par une sublime musique des mots que Camille de Toledo se penche sur l'histoire d'une lignée, pour tenter d'écarter avec ferveur le poids d'une malédiction qui a conduit les hommes de cette famille à se donner la mort tandis que les survivants sont lestés de peurs ancestrales, de celles qui attaquent les corps autant que les âmes.


Thésée a cru que la rédemption viendrait de l'exode, vers un autre pays, là où personne ne sait les malheurs qui l'ont précédé, mais la fuite n'est pas la solution : autant enterrer une taupe, qui n'en creusera pas moins de multiples galeries qui fragiliseront le sous-sol.

Alors c'est de regarder l'histoire en face, sans esquive, en parcourant les traces que les ancêtres ont laissées dans l'histoire, sous forme de lettres, de photos, qui guidera l'homme atteint dans son corps, que toutes les médecines du monde ne parviendront pas à soulager. Comprendre pour effacer le poids du silence, pour balayer les peurs tapies dans l'environnement chimique de notre héritage génique.

C'et ainsi que Thésée questionne les avancées scientifiques qui font de l'épigénétique une des voies d'explication du mal-être qui accompagne certains d'entre nous. Et la charge est si lourde dans cette famille, et tant d'autre, minée par les guerres, les déportations, les suicides, toutes causes qui s'intriquent et trois générations plus tard continuent de blesser ou de tuer.

On ne redira pas assez l‘élégance la forme, sublime, d'une musicalité émouvante, avec ces phrases qui ponctuent comme autant de refrains le récit. Mais l'esthétique n'est pas la seule force : la dissection minutieuse des processus impliqués dans les ravages des secrets de famille aboutit à une hypothèse scientifique vertigineuse.


Un texte sublime, indispensable.
Lien : https://kittylamouette.blogs..
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C'est sans doute lui le Goncourt 2020 s'il y en a finalement.
Je n'ai pas compris grand-chose. Oh, il y a bien quelques belles phrases, de celles que l'on entend lors d'un enterrement après une longue maladie ou une mort brusque. de celles que chaque être humain est susceptible de prononcer dans un moment tragique. Je ne me donnerai même pas la peine d'en citer une, préférant celles prononcées par mon humble voisine venant le mois dernier de perdre son mari. Les siennes sont sans doute moins calculées, plus véridiques.
Car ici il s'agit de parler d'un livre, d'un livre faisant partie du quatuor final d'un prix littéraire.
Hermétique, cultureux, quasi illisible pour un esprit simple comme moi. Priorité à la plastique pour cet ouvrage de M. Mital/Toledo/Riboud qui nécessite un mental d'acier pour supporter sa lecture indigeste.
Après coup, j'ai compris que la lignée généalogique de l'auteur était son obsession, et que, à l'instar de nombre de ses pairs, il nous faisait sa petite autobiographie romancée de nanti sous le haut patronage de la « psycho généalogie ».
Pour instruction, cette pseudo théorie a été inventée naguère par Mme Ancelin-Schützenberger dans un livre intitulé « Aïe mes Aïeux », où il s'agissait par exemple pour l'arrière-petit fils de développer un cancer des testicules par « loyauté » avec l'arrière grand-papa qui s'était pris un coup de pied de chameau dans les mêmes parties. Voilà où nous en sommes rendus ...
Quelle farce donc que ce livre qui s'inspire de ce genre de sous-pensée et qui sera bien sûr encensé par la nomenklatura subventionnée et servile, mais que personne ne lira plus ni ne citera dans dix ans parce que, il faut bien le dire, c'est simplement médiocre.
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Thésée, sa vie nouvelle est un livre qui a de la force. Ce ne sont pas les êtres qui l'expriment bien que le « Faire face » est largement retranscrit mais l'aspect psychologique de celui qui reste debout après que l'autre ait disparu. Camille de Toledo s'exprime à travers les mots dans une langue qui dépasse l'appartenance identitaire. On peut quitter sa ville, fuir son pays sans qu'il soit systématiquement coupés, tous les ponts et tous les liens avec les siens. de même qu'il se passe un affrontement entre le corps et l'esprit quand le désir d'oubli se substitue par un trouble somatique. Alors, sommes-nous maîtres de nos destinées ? La croyance n'a-t-elle pas ses limites quand nous sommes construits par l'histoire générationnelle ? Sommes-nous permutables à souhait sans qu'il soit fait outrage à notre construction héréditaire ? En parcourant ce labyrinthe j'ai trouvé bien des sorties même si je ne détiens que ma propre vérité. J'ai trouvé ce développement très chaleureux et plein d'intelligence.
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Ma première impression : quelle belle écriture, je vais adorer. Mais au bout de quelques pages, mon enthousiasme baisse un peu ce qui ne m'empêche pas toutefois de rester séduite par la plume qui bien qu'intellectuelle, reste agréable. En revanche, j'aurais aimé parfois que le naturel reprenne le dessus au détriment de la beauté de l'écriture. Si l'aspect intellectuel détrône trop, à mon goût, le véritable ressenti face à la mort brutale de son frère, je reconnais que les réflexions sur les genogrammes, sont intéressantes et incitent à la réflexion. Mais face à un sujet aussi cruel que la mort violente de son propre frère, un peu de lâcher prise aurait rendu ce livre plus accessible. Cela n'empêche pas un remarquable questionnement sur les blessures de l'âme, les marques du corps, "la traces de violence subies sur plusieurs générations."
Thésée fait le choix de quitter la France pour rompre avec les morts de sa vie, mais, ils se rend compte que la mémoire du corps n'est pas effaçable, oubliable par une simple volonté Les traces de la mémoire résistent et viennent chambouler le lecteur qui essaie à son tour de comprendre "qui commet le meurtre d'un homme qui se tue ? " c'est un livre d'une grande qualité mais qui mériterait aussi de laisser son coeur, uniquement son coeur parler...
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critiques presse (7)
Telerama
04 janvier 2023
Camille de Toledo se drape de la puissance du mythe, pour tenter de s’orienter au sein du labyrinthe.
Lire la critique sur le site : Telerama
Culturebox
27 novembre 2020
Le livre de Camille de Toledo est une incroyable introspection, qui balaie l'histoire du XXe siècle et nous invite à une réflexion profonde sur le destin de l'humanité.
Lire la critique sur le site : Culturebox
RevueTransfuge
03 novembre 2020
Au tout nouveau Camille de Toledo, élégiaque, mais aussi humoral et viscéral, on ne fera grief que d'une omission, dont l'auteur ne saurait endosser la responsabilité : Thésée, sa vie nouvelle appelait pour sous-titre Mémoires d'outre-tombe.
Lire la critique sur le site : RevueTransfuge
FocusLeVif
28 octobre 2020
Dans le texte hybride Thésée, sa vie nouvelle, Camille de Toledo s'engouffre en tremblant dans les méandres d'une légende familiale trouée de deuils, à l'aune de plus vastes blessures.
Lire la critique sur le site : FocusLeVif
Bibliobs
27 octobre 2020
La seconde génération le protège, la troisième l'oublie, la quatrième l'exhume. C'est au coeur du livre de Camille de Toledo, « Thésée, sa vie nouvelle », qui figure sur la deuxième sélection du prix Goncourt.
Lire la critique sur le site : Bibliobs
LaCroix
26 octobre 2020
En un récit qui remonte le cours de sa lignée, Camille de Toledo échappe aux malédictions et découvre l'essentiel. Une psycho-généalogie au service de la littérature.
Lire la critique sur le site : LaCroix
LeMonde
28 août 2020
Un beau texte qui a les accents d?un mythe et la tristesse d?un chant funèbre.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (54) Voir plus Ajouter une citation
je regarde, mon frère, la photographie de Messaoud
prise par Nissim
et je pense à l’Europe qui se barricade
je pense à celles et ceux qui se disent « souchiens »
qui s’inquiètent d’un « grand remplacement »,
d’une Croisade à l’envers
il y a, en France, en Allemagne, assez d’os et de sangs
de tous les coins de monde pour mener une action en justice afin
que tous les descendants de nos morts puissent y demeurer
et peut-être, finalement, est-ce cela que je cherche
en plus de relancer la vie
(page 214)
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et d’ailleurs, même si Thésée cherchait à se relier au passé, il ne le pourrait pas ; car chaque événement qui le rappelle aux siens est une aiguille dont il fuit la piqûre ; il doit tout relancer, la vie, la langue, laisser ses enfants inventer ; et ne rien répéter, ne pas ouvrir la boîte noire du temps ; il y a en lui une coupure, une distance, qui lui laissent espérer que la lignée des hommes qui meurent ne le poursuivra pas

je passerai les premiers hivers dans la ville de l’Est
on me demandera ce que je suis venu faire
je ne saurai pas quoi répondre
« warum ? warum bist du hier hergezogen ? »
ce que j’ai fui, ça je serai capable de le dire
mais ce que je suis venu chercher…

« Sa curiosité, écrit l’aïeul dans le manuscrit caché, était tournée d’une façon très particulière du côté de l’histoire ; il avait pour cette tranche de connaissance un don singulier, que Mlle Rézard sut exploiter et développer. Il fut confié aux soins de cette femme qui assuma à la maison la charge de son éducation. Elle conçut pour lui une affection profonde. Oved capturait son attention et elle s’attachait à développer sa personnalité. Il l’adorait. Il avait pour elle des mouvements de câlinerie charmante. Comment n’aurait-elle pas eu pour lui en retour une tendresse singulière ? J’ai puisé de nombreux détails, précise l’ancêtre, grâce à une note écrite qu’elle rédigea à ma demande. Elle y raconte que notre fils se distinguait par la vivacité dans le désir d’apprendre et sa constante avidité. Cela se traduisait parfois par la brusquerie de ses gestes, son impatience, et un débit précipité de la parole, quand ses mots se bousculaient, comme s’il n’avait pas le temps de tout dire. Avide de connaissance, Oved fut ardent au travail. Sa professeure n’eut jamais en quatre ans à lui reprocher d’avoir négligé un devoir. Je me souviens que cette curiosité, cet appétit pour le savoir se manifestaient surtout par l’intensité de son attention. À table, il suivait avec passion les discussions que j’entretenais avec ses grands frères. Et, dès l’âge de sept ans, il se glissa entre eux et moi ; si mes autres enfants riaient, il les faisait taire. Il était si curieux, et c’est un fait à souligner pour un enfant si doué, il éprouva de fortes difficultés à lire et à écrire. À dix ans, il ne lisait toujours pas avec aisance. Mais à l’oral, il excellait. Oved retenait facilement ce qu’on lui racontait. Il aimait la lecture à voix haute que lui faisait souvent l’institutrice. Et, plus que tout, il appréciait l’Histoire. Je me rappelle, en 1930, un ami agrégé lui offrit un jeu des sept familles. Les cartes montraient des rois, des reines appartenant aux différentes dynasties d’Europe : celle des Louis, de Napoléon, la lignée des Habsbourg… Ce jeu eut du succès et Oved s’y montra le plus acharné. Il y prit l’idée de démarrer une collection et je fus chargé à sa demande de rechercher des cartes reproduisant les princes de divers royaumes. Il les classa puis les colla dans un album en ménageant des places pour les pièces manquantes… »

… des années plus tard, en lisant le manuscrit de son ancêtre, le frère qui reste notera cette passion d’Oved pour les lignées, les généalogies et les pièces manquantes ; mais, pour l’heure, dans le train qui le mène loin de la ville de l’Ouest et du souvenir des siens, il refuse de se mettre à l’écoute de tout ça ; je crois que ce refus en lui est constitutif de ce qu’il a pris jusque-là pour sa force : l’esquive ; il croit naïvement, l’idiot, que laisser son pays et quitter sa langue suffiront ; il croit naïvement qu’en moderne, il est possible de s’affranchir, de couper…

pour ne plus voir le frère pendu quand il ferme les yeux
pour que les procès et la violence de sa mère
n’empiètent pas sur l’avenir
pour que les haines traversées ne l’empêchent pas d’aimer
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la ville où je m’installerai sera pour moi le futur
là-bas, ils ne viendront pas me chercher

et ce ils désignent ses morts, le frère, la mère, le père, l’écrin de leurs angoisses, la manière que le père, eut d’être présent en se détournant, en s’éloignant, en photographiant leur jeunesse, la vie d’avant, celle qu’il est en train d’enfouir en lui si loin qu’elle ne pourra plus, il l’espère, être excavée
(pages 35-36)
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dans son train, Thésée pourrait, s’il avait lu, d’ores et déjà comprendre que c’est à partir de là, de ce geste de désespoir que se déploie la lignée des hommes qui meurent ; s’il n’avait pas si peur des échos du passé qui ricochent d’âge en âge au cœur de la matière, il aurait pu regarder vers l’arrière ; mais lui, parce qu’il est un moderne, parce qu’il espère rompre avec ce cycle des morts, et quitter le vingtième siècle, se tourne obstinément vers l’avenir ; et dans la vitre du train, il voit les reflets de ses enfants endormis ; il se dit qu’en partant, il les arrache à une mécanique obscure et les lumières du dehors sont des éclairs sur leurs visages…

je ne ferai pas comme Talmaï, il se promet, je ne ferai pas comme mon frère, Jérôme, je n’abandonnerai pas ; je couperai avec cette lignée ; je ne serai pas Roi, j’oublierai jusqu’à mon propre nom et j’oublierai ma langue ; je ne ferai pas comme eux, je ne me suiciderai pas ; je ne laisserai pas le passé hanter l’avenir ; pas plus que je ne laisserai la mort contaminer la vie ; je me donnerai à la nouveauté de la ville de l’Est, à l’élan de mes enfants dans le temps ; et d’ailleurs, quel lien ai-je avec ces hommes qui se tuent et que peut sur moi la douleur ? rien ne peut m’atteindre, je suis jeune, je ne veux pas mourir ; je pars vers le cœur de l’ancien charnier bâtir une autre vie ; je laisse derrière moi la ville de l’Ouest que mon frère voulait quitter pour aller vers les lacs, les montagnes, les sommets enneigés ; je vais vers le souffle et l’énergie nouvelle ; je vais m’offrir au vent qui vient du Nord, à ce creux de plaine bientôt englouti par les eaux ; je veux voir à quoi ressemble la ville coupée ; voir ce qui cicatrise à l’endroit des anciennes blessures ; je pars pour un pays où nul ne connaît mon nom ; pour mettre un océan de terre entre moi et cette lignée ; je changerai de nom, s’il le faut, je changerai de langue…
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un père dénoue seul la corde à laquelle son fils s’est pendu, je suis dans un taxi qui traverse le fleuve, j’ignore tout de ce qui est en cours, mais le message sur mon répondeur dit de me dépêcher, et c’est une voix de terreur, celle du père ; à peine sorti du taxi, je cours, je tape un code, ne me souviens plus ; la pendaison est un acte archaïque, ce n’est pas un saut par la fenêtre, la corde vient du passé, je devrai y revenir ; mais pour l’heure, je m’engouffre dans l’escalier, les marches sont usées, au deuxième la porte est ouverte, je vois le père assis ; dans l’angle, le frère allongé

maintenant tout tombe et la vie est maudite

l’intuition que j’ai depuis l’enfance trouve enfin ses raisons ; je le crois, du moins j’ai le sentiment que tout ce qui s’accomplit, le frère, le père assis, tout obéit à une loi, une équation ; le frère gisant, je m’approche de lui ; à cet instant, il y a ce cri qui sort de moi pour l’arracher à la mort, à ceux qui ont laissé leurs peines et les secrets courir de corps en corps, d’année en année ; et il y a ce qui sort en même temps que le cri : la mémoire de l’enfance, mais le frère reste là sur les tomettes rouges ; rien ne le réveille, rien n’est réparable ; c’est une ligne qui coupe entre le frère mort et le père, la mère, le frère vivants ; et il manque une image, je la chercherai longtemps ; celle du frère pendu

maintenant tout tombe et la vie est maudite

et l’image qu’il laisse, qui hantera celles et ceux qui restent dans leur effort pour revivre, est une entaille qui happe ; puis les pompiers arrivent, puis la mère, le père l’a prévenue ; son visage quand elle entre, on ne s’en souvient pas ; son visage quand ils emportent le corps, on ne le regarde pas ; on ne regarde rien ; on est avec le père et le frère qui reste ; et c’est ici que se noue le bloc de sensations pour la vie d’après ; dans le cœur, quelque chose se fige, ça passe à travers la peau, dans le sang ; c’est une chimie de peurs dont il faudra comprendre les effets pour que l’avenir soit tissé d’autre chose que de ruines ; mais là, il reste le père, la mère, et entre eux une faille où respire le frère vivant ; le corps du frère mort sur les épaules duquel pesait le poids du temps est emporté ; à cet instant, le père, la mère ne se parlent pas ; il y a le silence et ce qu’on y entend ; car tout, quand il y a un mort, devient un enchevêtrement de fautes et de remords que chacun cherche à fuir

maintenant tout tombe et la vie est maudite

je comprends que l’existence à partir de là sera coupée en deux ; et peut-être le savais-je depuis le commencement ? peut-être y a-t-il une cohérence de tout ce qui a lieu ? il va falloir tenir, à la suite de l’aîné, porter ça, cette scène ; le frère qui n’est plus ; désormais, être le seul restant ; et les jours passent ; les visites de la famille, des amis s’organisent ; on vient saluer la mère ; certains, gênés, arrivent à la prendre dans leurs bras ; mais dans l’ensemble, c’est une mort qui sépare ; on sent que rien ne sera réparé ; déjà des paroles, loin du père et de la mère, tentent de fixer un récit pour éviter que le corps dérange ; il n’allait pas bien depuis des années, il était malade, voilà ce qui se raconte, ce que l’on veut croire ; la famille cherche un récit pour éviter que le suicidé contamine la vie ; elle fait de cette histoire une tragédie personnelle, « un choix libre » ; ce mythe endurant qui se dresse tel un mur autour de ce qui tremble pour que l’ordre demeure ; car la corde qui lie les âges et les mémoires, le passé et l’avenir, nul ne veut la laisser remonter jusqu’à soi ; le récit – il était malade, ça faisait des années qu’il n’allait pas bien – est ce par quoi on tranche entre soi et ça

un frère qui se pend
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Avec Jean-Luc Fromental & des auteurs du catalogue Entretien mené par Victor Macé de Lépinay Dessins en direct par François Olislaeger
De Donald qu'il découvre à 4 ans, à Gemma Bovery, le roman graphique de Posy Simmonds paru en 2001, qui mènera à la création de Denoël Graphic, Jean-Luc Fromental racontera son éducation en BD. Une traversée-éclair d'un demi-siècle de figuration narrative, ponctuée des diverses révolutions auxquelles il s'est trouvé mêlé, comme lecteur d'abord, puis comme praticien.
Lors de l'entretien qui suivra, il évoquera les vingt ans d'existence de la collection, et sera rejoint par des auteurs présents dans la salle, Antonio Altarriba, Steven Appleby, Ugo Bienvenu, Joëlle Jolivet, Gérard Lo Monaco, Chantal Montellier, Posy Simmonds, Camille de Toledo, Marcelino Truong… par exemple !
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